Girlpool
What Chaos Is Imaginary
- Anti- Records
- 2019
- 46 minutes
Certains albums s’inscrivent comme des jalons importants dans la discographie d’un artiste, soit parce qu’ils marquent un véritable changement de direction artistique ou parce qu’ils témoignent d’une plus grande richesse. Sur What Chaos Is Imaginary, le duo américain Girlpool affiche une nouvelle maturité qui donne encore plus de relief à ses chansons, pour un résultat sonore plus complexe et expansif.
Il est étonnant de constater le chemin parcouru par Cleo Tucker et Harmony Tividad. Après un EP en 2014, le duo avait vite fait sa marque l’année suivante avec Before the World Was Big, un premier album aux accents folk-punk. Puis, il y a deux ans, la formation proposait Powerplant, un opus moins punk qui mettait davantage l’accent sur la qualité des compositions et la finesse des harmonies vocales.
À la première écoute, What Chaos Is Imaginary peut sembler avoir été enregistré par un autre groupe que Girlpool. Il faut dire que le duo a vécu des changements majeurs qui ont probablement teinté l’écriture de ce troisième album. En effet, depuis la parution de Powerplant, Cleo Tucker a commencé à s’afficher ouvertement en tant que personne transsexuelle, entreprenant une thérapie hormonale qui a rendu sa voix plus grave. Le contraste de registre est donc plus grand avec celle de Tividad, et le duo exploite cet effet à bon escient en alternant les tours de chant.
Le disque s’ouvre sur l’excellente Lucy’s, qui était à l’origine une chanson solo de Tucker. Dès les premières secondes, on reconnaît le son de guitare typique du duo, avec une légère distorsion. Puis, la voix de Tucker fait son apparition avec un texte abstrait évoquant le souvenir d’un amour passé :
« An unfamiliar place where you’d rather stay
A meditation plan where you sway and sink
I want a find out town for the caroler who sounds like white when the sun goes down. »
– Lucy’s
Hasard ou non, il y a dans quelques-uns des titres chantés par Tucker une influence marquée d’Elliott Smith. C’est subtil sur Hire, avec ses cordes pincées à la guitare, mais évident sur All Blacked Out et Swamp and Bay, deux pièces plus rock. Ce n’est pas comme si l’empreinte d’Elliott Smith ne s’était jamais faite sentir chez Girlpool, sauf qu’elle s’exprime ici d’une manière plus franche et naturelle.
D’autres morceaux portent davantage la griffe de Tividad, dont Where You Sink et Joseph’s Dad, non seulement parce que sa voix y figure au premier plan mais aussi parce qu’on y décèle une même approche dans le rythme lent et les notes dissonantes à la guitare. Les harmonies vocales sont particulièrement réussies sur Pretty, qui porte en elle un petit je-ne-sais-quoi à la Snail Mail. Ça reste du Girlpool classique, mais en même temps plus pop, un peu moins abrasif que dans le passé.
Mais là où What Chaos Is Imaginary se démarque vraiment de ses prédécesseurs, c’est dans la richesse de l’instrumentation. Le duo délaisse son petit côté minimaliste pour faire davantage place aux claviers, à l’orgue ainsi qu’à la batterie électronique (la planante Minute in your Mind). Sur la magnifique chanson titre, le groupe intègre même un quatuor à cordes qui ajoute à la douleur du texte, où il est encore question d’une relation amoureuse ayant mal tourné :
« I love him and his violence for the pretty view
Rehearsed a strange reality, what chaos is imaginary ».
– What Chaos Is Imaginary
Il s’en trouvera sans doute pour dire que Girlpool a aplani son approche en proposant un son plus soigné. Certes, What Chaos Is Imaginary est l’album le plus accessible du groupe. En même temps, la qualité d’écriture demeure intacte, et plusieurs titres sont magnifiés par des arrangements raffinés. Dans mon livre à moi, ça ne s’appelle pas trahir ses origines, mais plutôt grandir et évoluer en tant que groupe.