FIMAV – Soirée du 19 mai 2019
19 mai : Xavier Garcia + Lionel Marchetti – Johanne Hétu Joker « Les lucioles » – Senyawa + Keiji Haino – The Ex @ 40
Cette année, j’ai couvert la dernière soirée de concerts du FIMAV. Quelle joie d’être de retour en ces lieux où l’audace, l’inventivité et la volonté d’emprunter de nouveaux chemins sonores sont à l’honneur ! Un peu plus d’une heure avant la performance de Garcia et Marchetti, je donne rendez-vous à une amie qui habite à Chesterville pour prendre un café avec elle à Victo. Et en sortant de la voiture en autopartage louée pour l’occasion, une vision s’impose, grandiose et improbable : Keiji Haino marche sur la rue Notre-Dame avec ses éternelles lunettes de soleil et sa longue chevelure blanche qui volète dans le vent victoriavillois. L’ami qui m’accompagne et moi nous arrêtons net devant le café en répétant sans cesse, tels d’incorrigibles admirateurs pâmés devant une vedette internationale que personne ne semble reconnaître : c’est Keiji Haino ! C’est Keiji Haino qui marche seul sur le trottoir à Victo ! (En fait, il rejoignait un groupe de personnes qui se trouvaient non loin, mais nous préférons conserver l’image poétique de Keiji Haino seul dans Victo, suivi par un rayon de soleil qui n’éclairait que lui.)
Xavier Garcia + Lionel Marchetti
Les chaises sont réparties des quatre côtés de la petite scène carrée et surélevée. Au centre, deux électroacousticiens français se font face, de part et d’autre de leur matériel. Le duo travaille ensemble depuis 2012, mais les deux artistes ont une pratique de longue date. Xavier Garcia est membre de l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire (ARFI) de Lyon depuis 1987 et a produit plusieurs dizaines d’œuvres de musique électroacoustique au fil de sa carrière prolifique. Lionel Marchetti est un compositeur hors pair qui travaille la matière sonore sans relâche depuis la fin des années 1980 et qui explore les divers chemins de traverse de la musique concrète et improvisée. En 2018, Garcia et Marchetti ont fait paraître un disque intitulé Machine Lyrique.
Le spectacle s’ouvre par des « pop », des bruits d’électricité, de statique. L’air se charge. Micro contact en main, Marchetti triture sa vieille enregistreuse à ruban dont il tourne les boutons à toute vitesse, débranche les fils et les rebranche ailleurs, cogne sur un bol chantant… Nous sommes dans le très percussif, voguant dans une nappe de tensions démultipliées et superposées, nous sommes dans l’inquiétude des éclatements métalliques.
Garcia, son vis-à-vis, récupère des sons émis par Marchetti et les amplifie, les modifie, y ajoute de la profondeur, de l’écho ou de la distorsion. Et il en va de même de son côté, puisque celui-ci crée également des sons à partir de son ordinateur et de son clavier qui peuvent être récupérés et remaniés par Marchetti, ce dernier ayant d’ailleurs la possibilité d’enregistrer ce qui se passe sur bande et de créer des boucles en direct.
La chorégraphie bruitiste se poursuit avec des basses d’outre-tombe émises par Garcia tandis que Marchetti frappe sur son enregistreuse, touche aux contacts avec ses doigts ou utilise un mini-synthé pour produire des décrescendos électroniques de facture 8-bit. On reçoit ces bombes sonores en ayant l’impression d’entendre une petite/grande fin du monde. Ces emportements sont suivis de nappes de brouillard drone, l’après-explosion se faisant assourdissante. Mais les craquements ne tardent pas à reprendre, comme autant de bruits de pas qui font éclater des sons-cailloux. Les gestes des deux performeurs sont rapides. On écrase une bouteille d’eau en plastique, l’électricité s’affole dans les circuits, les deux artistes avancent, se suivent de près et canalisent bien les moments plus calmes. Jusqu’à ce que Marchetti sorte la perceuse et l’actionne au-dessus l’enregistreuse, par à-coups.
Quelques décibels plus tard, une chanson pop surgit en présence ovni : un tube de radio qui finit par se noyer dans un courant fou l’emportant au loin. D’autres chansons lyriques aux accents moyen-orientaux tentent de se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles, mais finissent toujours enterrées par les explosions et les sons qui rebondissent en ricochet les uns sur les autres. On ne peut s’empêcher de penser que le bruit produit au moyen de la quincaillerie et des instruments présents sur scène s’apparente à celui de l’arsenal de guerre qui fait taire le(s) vivant(s). Le concert nous tient captifs du début à la fin et s’évapore dans une pluie d’éclairs métalliques.
Joane Hétu – Joker « Les lucioles »
Joane Hétu a fondé, en 2012, une chorale bruitiste nommée Joker. « Les lucioles » est le titre du plus récent spectacle de cette chorale dirigée par trois chefs se relayant tour à tour : Joane Hétu, Danielle Palardy Roger et Jean Derome.
20 personnes font partie de l’ensemble et incarnent divers rôles tout au long du spectacle. La scène d’ouverture nous les présente en une masse très compacte. Chacun est muni d’un dispositif sonore couvert de voyants lumineux clignotants, une évocation des lucioles sous forme de lumière synthétique. Joane Hétu, première à diriger la chorale, guide le groupe dans ses mouvements et orchestre les éclats sortant des bouches et des gorges de ses membres qui, ensemble, forment un grouillant instrument à voix. Si la formule à trois chefs peut sembler très hiérarchique au premier abord (on se demande au début si chacun des membres de la chorale aura le privilège d’accéder à la direction et d’exprimer sa sensibilité artistique), on constate assez rapidement que les membres ont de l’espace pour s’exprimer hors de l’homogénéité du groupe exécutant les consignes. Ce contraste, entre la chorale qui puise sa force dans l’univocité et un interprète qui se détache du corps docile pour marteler le sol de façon incongrue, hurler de façon libre ou s’inquiéter dans une langue étrangère est salutaire et rassurant : certains résistent encore et déjouent. Aussi, les trois chefs se relaient et dirigent l’ensemble vocal selon leur propre sensibilité, pendant un certain temps, mais réintègrent la chorale lorsqu’ils ne sont pas à la tête du groupe. Le public se retrouve donc devant des vignettes aux couleurs fort différentes, et l’alternance des trois visions crée une œuvre divisée en mouvements singuliers.
Un moment fort du spectacle se produit lorsque les membres de la chorale sont invités, d’un geste, à exprimer leurs voix les plus monstrueuses, une demande qui ouvre la porte à une certaine perte de contrôle. Cette représentation de l’horreur balisée dans le temps, proférée à pleins poumons ou sous forme de grognements et de borborygmes incontrôlés, mais tue d’un seul geste, témoigne bien de la tension qui découle de l’expressivité dans un système construit. Les chanteurs et non-chanteurs recrutés pour ce spectacle sont des lucioles qui doivent s’allumer et s’éteindre sur commande, mais dont les déviations, numéros solos et errances évoquent le fait qu’heureusement, ça ne fonctionne pas toujours comme prévu. Mention spéciale aux apartés de danse de Catherine Tardif qui offraient un superbe contrepoint de poésie corporelle libre et mouvante, aux chants décalés d’Alexandre St-Onge et à l’inquiétante litanie en Japonais de Maya Kuroki.
Keiji Haino + Senyawa
C’est au Colisée que nous avons pu revoir Keiji Haino dans un milieu qui nous paraissait moins inusité que la rue principale de Victo : sur scène en compagnie du duo indonésien Senyawa.
Le spectacle commence par des percussions métalliques avant qu’un chant s’élève. Je dis un chant, mais c’est une voix tour à tour grave, gutturale, aiguë, évoquant des animaux, la jungle des oiseaux. C’est un chanteur caméléon qui nous fait face. Haino saute partout en frappant sur son tambour sur cadre, tandis que Wukir Suryadi manie l’archet sur un instrument à cordes aux sonorités traditionnelles. L’ambiance se plombe, un drone lourd et menaçant plane et un rythme tribal émerge, tandis que Haino frappe deux tambours ensemble ou sur le plancher, avant de nous lancer quelques lignes de flûte suraiguë.
La versatilité vocale du chanteur de Senyawa, Rully Shabara, est impressionnante, comme l’étendue de son registre. Le spectacle est divisé en 5 parties, mais une certaine unité s’en dégage, notamment parce qu’un certain côté mystérieux et initiatique finit par prendre le dessus la plupart du temps, et que la solennité sombre des membres de Senyawa est sans cesse ébranlée par l’énergie incroyable de Haino qui se donne à fond, tant musicalement que physiquement.
Cela dit, dans la troisième partie, les moments intenses et survoltés laissent aussi la place à des chants aériens, moment où Haino saisit sa guitare et joue en se promenant autour d’une note centrale, créant ainsi un petit motif inquiétant et lancinant. Parallèlement, Suryadi se saisit d’un instrument à cordes fait main et se lance dans l’interprétation d’une mélodie très classique, ce qui donne lieu à quelques minutes de cacophonie où les deux musiciens semblent faire création à part. Le tout se résorbe pourtant dans une explosion sonore ponctuée d’éclats de guitare électrique de Haino qui déchire tout pendant quelques secondes.
Les explorations se poursuivent dans les deux autres parties où Haino continue de démontrer l’étendue de ses talents aux voix, à la flûte, aux percussions, aux côtés d’un duo complètement hypnotisant. La salle est pleine et le trio de performeurs obtient un rappel bien senti. Le spectacle se termine sur un chant immémorial aérien alliant cloches martelées, voix hachurée et tambour. Un spectacle à la fois captivant et déstabilisant ; le genre de performance pour lesquelles on assiste au FIMAV.
The Ex
C’est le dernier spectacle du festival. C’est The Ex @ 40 ; @ 40 comme dans ça fait quarante ans que la formation néerlandaise roule sa bosse. Nous sommes surexcités à l’idée de voir ce groupe mythique, et soudain ils sont là, tout simplement. Katherina Ex, la batteuse, est mon héroïne, mon idole absolue, notamment en raison de son utilisation abusive de la cloche à vache et parce qu’elle joue avec le groupe depuis 35 ans, mais aussi parce que j’ai l’impression qu’elle joue de la batterie en souriant depuis autant d’années qu’elle fait partie du groupe.
Je me demande pourquoi je n’ai pas écouté The Ex depuis si longtemps.
Quelques personnes se tiennent debout près de la scène et se laissent emporter par la transe dès les premières notes. Je ne peux rien ajouter : The Ex c’est The Ex et je ne les ai jamais vus auparavant, sauf dans des vidéos YouTube. Les trois guitaristes sont déchaînés, et les motifs sont répétés à l’infini jusqu’à ce que les gens n’aient d’autre choix que de suivre leurs jambes mues par une volonté propre. Arnold de Boer déclame ses paroles provocatrices tandis que la foule des danseurs extatiques grossit des deux côtés des rangées de chaises. Le groupe n’échappe pas au rappel et livre une dernière prestation de feu où tous ceux qui n’en pouvait plus d’être assis se garrochent pour une défoule de clôture.
Minuit trente, nous roulons dans le noir de la forêt qui borde la 55, à la fois fatigués et pleins de cette énergie étrange que seule la musique sait nous inoculer.