Critiques

Shabason, Krgovich & Harris

Philadelphia

  • Idée Fixe Records
  • 2020
  • 44 minutes
7,5

Il y a quelques semaines, l’excellente étiquette de disques torontoise Idée Fixe lançait pas mal l’album que j’ai le plus écouté dans le dernier mois. C’est une surprenante collaboration entre Nicholas Krgovich, Chris Harris et Joseph Shabason, ce dernier étant connu comme soliste, mais aussi pour son travail avec Destroyer ou The War on Drugs. Le trio a bien saisi le zeitgeist ambiant, se lançant dans une relecture pop actuelle de la new age et l’ambiant des années 80.

Alors que Joseph Shabason est lui-même un habitué de la musique à saveur new age, comme en témoigne son excellent projet Anne, sorti en album et en EP respectivement en 2018 et 2019, ça reste pas mal une première pour ses deux comparses. Nicholas Krgovich est potentiellement l’artiste le plus établi des trois, mais c’est pour sa pop qu’on le connaît. C’est donc majoritairement dans de nouveaux territoires que se lancent les trois musiciens, mais cette aventure se révèle être un effort honnête.

Les principaux éléments de l’ambiant et de la new age sont au rendez-vous. Au premier plan : des lignes de basses aussi groovy et actuelles que celles qu’on retrouverait sur une cassette d’Alegria du Cirque du Soleil, ce qui est 100% l’inverse d’être péjoratif dans mon livre à moi. Les textes se veulent parfois limite « croissance personnelle », comme cette litanie que Krgovich lancera en fin d’album. « Going foward », nous répète-t-il inlassablement sur la conclusive Open Beauty.

L’inclusion d’enregistrements et de bruitages est aussi bien efficace en ce sens. À quelques occasions, on va se retrouver devant des petits cris d’oiseaux, avec tout le kitsch que ça implique, ou avec des sons de cours d’école et d’eau qui coule. C’est n’est pas un nouveau procédé pour Shabason, comme en témoigne sa vibrante reprise des Gymnopédies de Satie, lancée plus tôt cette année. Le tout permet de venir donner un effet encore plus évocateur aux compositions, mais aussi de leur apporter un peu de différence de caractère.

Parce qu’on va se le dire, ça ne bouge pas énormément sinon. La musique est lente. Très lente. On fait ici face à un réel éloge de la lenteur, soutenu par moments par le saxophone et les flûtes de Shabason ou par le magnifique lap steel de Christine Bougie, en vedette sur Friday Afternoon. Le chant de Nicolas Krgovich réussit aussi à donner un petit côté R&B à certaines chansons, sur I Don’t See the Moon notamment. Cet ajout est bienvenu parce qu’il permet de donner un peu de relief à un album qui serait quelque peu terne sinon, comme je le mentionnais. C’est qu’à force de se lancer dans la new age pour le plaisir du kitsch et l’amour de la lenteur, l’album finit par manquer un peu de rythme. C’est correct si c’est que vous recherchez, et c’est d’ailleurs pourquoi je l’apprécie autant moi-même, mais il reste qu’un peu plus de variations n’auraient pas fait de tort à un ensemble qui est particulièrement solide pour le reste.

La pièce maîtresse de cet album reste sans nul doute la touchante chanson-titre Philadelphia et c’est justement celle qui ressort le plus du lot. Certains l’auront peut-être reconnue : il s’agit ici d’un cover de Neil Young, qui avait originellement écrit cette chanson pour le film du même nom en 1993. Le trio de musicien réussit à y rendre un vibrant hommage, la sortant du contexte du film pour donner un nouveau sens au « brotherly love » de l’originale. Ils en reproduisent l’émotion avec justesse, et le falsetto de Young également au passage. Personnellement, je préfère même cette version à celle qui l’a inspirée!

Que faut-il donc garder de cet album? Ce n’est pas le projet avec le plus de substance de l’année, il faut l’admettre. Shabason, Krgovich, Harris et leurs quelques invités mystères (Thom Gill notamment) nous livrent d’abord et avant tout un intéressant exercice de style et toutes les failles qui vont avec, mais qui se dévoile être un bel album feel good parfait pour l’automne pluvieux qui débute. Et un magnifique baume sur notre stress pandémique, bien que le tout ait été enregistré l’an dernier, sans le savoir. Si la musique ambiante a souvent été à tort accusée d’être trop intellectuelle, on nous démontre ici le contraire : ça peut être une invitation au plaisir et à la relaxation tout aussi efficace.