Critiques

JPEGMAFIA

Veteran

  • Indépendant
  • 2018
  • 48 minutes
8,5
Le meilleur de lca

JPEGMAFIA: un nom efficacement annonciateur de ce que provoquent les diverses et improbables saveurs électroacoustiques du hip-hop expérimental que le producteur et rappeur originaire de Baltimore peaufine depuis maintenant 3 ans. L’atroce mort de Freddie Gray en 2015 est la sinistre inspiration derrière son premier EP, Darkskin Manson, comme quoi le mal provoque souvent le beau malgré lui. Veteran est le dernier des quatre albums qu’il a publiés à ce jour, quatuor empreint musicalement d’une consistance et d’une inventivité rafraîchissante, et textuellement d’une véhémence nerveuse et combative. Le point de vue du surnommé Peggy sur la musique trap lo-fi, marqué entre autres par son service dans l’armée, nous montre sans l’ombre d’un doute que la scène trap est loin d’être aussi épuisée que certains le proclament.

À travers la myriade de références à la culture populaire et aux pénombres de l’internet, .JPG renoue avec cette vision dénonciatrice que le trap semble dernièrement avoir beaucoup délaissé au profit d’un certain cynisme. Non, lui ne se laisse emporter que par ses convictions politiques, qu’il exprime avec une exubérance explicite — quand l’on y prête l’attention suffisante. Cette excentricité langagière est suivie de près par l’univers sonore, marqué par une grande variété d’échantillons hétéroclites et, pour la plupart, faits maison. Il enregistre ses propres sons à la fois pour s’éviter tout conflit législatif et pour qu’une certaine « organicité » soit à l’origine de sa postproduction digitale, scalaire, et donc, très artificielle en fin de compte. Autant l’origine que le résultat servent à merveille son propos et sa propre origine — venant d’une famille très pauvre, on ne saurait l’imaginer représenter le perfectionnisme des producteurs industriels d’Hollywood.

Bien que la même fougue qui le portait avant nourrit avantageusement l’album, le propos de Veteran est tout de même un peu plus posé que Communist Slow Jams par exemple. Le rappeur semble se tourner aujourd’hui vers une optique plus référentielle, et donc plus légère (si l’on compare avec les monologues politiques de son premier). Mais moins de grandes réflexions slammées (ou en freestyle) n’impliquent pas un trap plus conventionnel, au contraire; il utilise beaucoup de techniques assez communes en production hip-hop, mais de diverses façons pour la plupart désincarnées et décontextualisées, et ce, sur une palette d’échantillon qui nous fait complètement déroger du connu. Par exemple, dans Rock N Roll Is Dead, il side-chain* à excès des bruits de bouches très compressés et décentrés dans l’image stéréo — et c’est le seul élément qui accompagne la voix et la batterie.

C’est ce en quoi JPEGMAFIA incarne à merveille le potentiel de la démocratisation de la musique et des moyens de production musicale; il se sert d’outils au départ fonctionnels (et de l’esthétique qu’ils ont engendrée) de façon autodidacte et approximative, et cette opération simple suffit à brasser complètement les cartes — au grand bonheur de mes oreilles.

Les ponts que le producteur réussit à créer entre ses différentes influences formelles jouent aussi en sa faveur. Alors que l’esthétique trap est beaucoup basée sur la piste comme œuvre autosuffisante (le tout soutenu par le vidéoclip), Peggy tente de garder une vision globale de l’album — tout en ne s’affranchissant pas du besoin d’hermétisme des pistes individuelles. Il réussit dans la première moitié de l’album à garder cette fluidité, qui se perd malheureusement dans la deuxième. Mais à l’exception de quelques pièces, JPEGMAFIA nous montre qu’il sait entretenir une idée, ou plutôt qu’il sait ne pas les laisser tomber au profit d’une concision forcée (ce à quoi plusieurs excellent).

Vraiment, avec Veteran, on assiste à un nouveau palier de son art dans la production (je suis conscient que certains s’ennuieront des montées de lait politico-polémiques de CSJ, mais pour moi le propos est toujours secondaire à la musique — surtout par un tel style). Sa musique ne retient que le meilleur de plusieurs grandes époques du hip-hop tout en réussissant à pousser vers ce que je crois que devrait devenir le trap après les déboires mercantiles actuels : une musique tellement politique qu’impénétrable par le marché, comme un heureux mélange de black métal et d’industriel (dans la pensée). Malgré ses petits défauts de forme, c’est pour moi un des meilleurs de 2018.

*Technique consistant à baisser le volume d’un son lorsqu’un autre apparaît; c’est-à-dire baisser momentanément le volume d’un synthétiseur pour laisser de la place au kick. Cette façon de faire permet de mieux entendre chacune des parties de l’orchestration quand leur contenu fréquentiel se chevauche.

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