Critiques

Jean Derome

Sudoku pour Pygmées

  • Ambiances Magnétiques
  • 2019
  • 57 minutes
8
Le meilleur de lca

L’an passé Jean Derome a publié Résistances, un album basé sur le thème de l’électricité, et a gagné le prix Opus de l’album de l’année en musique actuelle et électroacoustique. Après quarante-cinq ans de carrière, Derome est une référence en la matière et a démontré à cette occasion qu’il était en excellente forme créative. Avec Sudoku pour Pygmées, il fait un saut dans le passé pour réunir trois œuvres composées à dix ans d’intervalle (1989, 2001, 2010), réunissant ses collègues les Dangereux Zhoms (Pierre Cartier, Guillaume Dostaler et Pierre Tanguay) et d’autres musiciens issus du milieu la musique actuelle. Au-delà de la valeur sûre, comme quoi un disque de Derome est un divertissement garanti, c’est la cohérence de son langage musical sur deux décennies qui se démarque ici. L’oreille est captivée par sa façon singulière de raconter une histoire à travers les solos et improvisations inspirés du jazz.

Sudoku pour Pygmées (2010) est basé sur un sudoku paru la même année dans Le Devoir, auquel Derome a assigné des notes et valeurs rythmiques à chaque chiffre. Les lignes horizontales correspondent à une séquence A, tandis que les verticales à la B. La pièce est montée en sortes de canons à travers lesquels un nouvel instrument est proposé comme soliste. L’introduction prend forme aux instruments à vent, secondés ensuite par les cordes et le piano, établissant une atmosphère légèrement inquiétante. Le premier canon met en place une grille percussive à travers laquelle se croisent les notes individuelles de chaque instrument, passant comme une percée de soleil après le temps gris. La contrebasse annonce le deuxième segment sur un ton plus jazzé, permettant à la flûte de ressortir du groupe et d’apporter un petit air planant progressif. La clarinette s’exclame ensuite en tourbillonnant au-dessus du piano et de la contrebasse, transmettant sa folie au violon. 

« Il était tard, j’étais en train de terminer mon verre de bourbon pendant qu’un saxophone jouait sur un groove jazz à saveur de film noir » dit-il à propos du quatrième canon. La suite est plus percussive, les notes dissonantes se succédant pendant que la batterie mitraille les impacts, mais ça se calme rendu au tour de la trompette, qui partage sa part de mélancolie au-dessus de la trame rythmique. La flûte ramène le soleil comme un oiseau tout énervé de commencer la nouvelle journée, le temps de me faire penser à un mélange entre Jethro Tull et Harmonium, c’est très cool. Le piano nous transporte à nouveau à la soirée jazz pour continuer à siroter le scotch, tandis que le saxophone nous fait passer à la suite en jouant au-dessus de la séquence A. La guitare électrique coupe ça nette avec ses notes aiguisées et sa distorsion bien ajustée au niveau de dissonance de la séquence B. Le saxophone revient de façon romantique, passage plus doux et moins expérimental, avant que les percussions densifient la trame et fasse conclure la pièce follement sur la deuxième séquence, bien lourde et dissonante.

7 danses (pour « 15 ») (1989) débute avec Folk Dance, qui instaure un léger empressement aux vents et violons, explosant rythmiquement par la suite dans les basses, avec mention spéciale au charleston de la batterie. Les instruments se répondent en glissando, accentuant la tension jusqu’à la transition franche vers Shuffle. Le rythme est dans tous ses contretemps, épaissit par les cuivres rendus au segment qui fait penser à Dragnet. La guitare électrique et la contrebasse prennent le relais avec le même enthousiasme, piano et violon dissonant en prime. La contrebasse conserve le tempo durant la partie rock, placée au centre d’un tourbillon de cuivres et de percussions qui tournent follement. La trompette étouffée de Jazz Waltz donne le temps de reprendre son souffle aux instruments à vent, reprenant mollement le thème musical. Invocation Dance alourdi le rythme et entretient une dissonance presque irritante jusqu’à libérer les oreilles avec Pastourelle. Une pause ingénieuse dans le tempo qui permet de renouer avec chaque instrument de façon plus délicate. Ça se termine avec War Dance et les curieux glissandos aux cordes, secondés par la guitare électrique et sa montée/descente d’accords rythmiques, concluant sur une superbe finale aux vents.

5 pensées (pour le caoutchouc dur) (2001) ouvre gracieusement aux cuivres, cordes et piano avec Première pensée : Dark, Dramatic, Mysterious. La guitare électrique s’installe au-dessus de la trame soufflée, entre l’intro expérimentale et le solo rock, suivi par le violoncelle et le violon en long glissando. Deuxième pensée : Relaxed and Witty  commence par un jazz léger et amusant qui fait sourire, comme une trame de série télévisée des années 50. Troisième pensée : Processional, noble and expressive est plus posée, laissant les accords de guitare résonner derrière le solo de trompette, et se densifiant en glissando avec juste ce qu’il faut de dissonance pour déséquilibrer agréablement la ligne mélodique. Quatrième pensée : Energetic and Focused rebondit sur deux accords au piano accompagnés par les percussions. Les instruments à vent viennent apporter de la masse et du volume à la trame, laissant ainsi s’échapper quelques solos virtuoses. Cinquième pensée : Crazy, Festive and Almost Frantic part en folie comme un numéro de cirque où tous les clowns tentent de s’enfuir de la balloune qui va exploser. Rapide et entraînante, la dernière pensée culmine en montées et descentes frénétiques de trompette, pour s’amincir progressivement vers le dernier souffle.

Ce qu’il y a de remarquable avec le fait de rassembler trois œuvres composées sur vingt ans est l’occasion de savourer le niveau de cohérence dans le travail de Jean Derome. Avec le nombre de collaborations entreprises jusqu’à maintenant, il est très pertinent de présenter trois œuvres interprétées avec les Dangereux Zhoms et le reste du groupe monté à la façon d’un big band. Les teintes, d’inspiration jazz et tzigane, enrichissent la palette sonore de toute sorte de tournures mélodiques ou rythmiques qui rend l’oreille captive tellement c’est intéressant. Encore une fois, la musique de Derome a la qualité extraordinaire de pouvoir être appréciée à la légère comme un jeu d’enfant, et de façon approfondie comme un audiophile à la quête de virtuosité musicale.

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