Critiques

Fontaines D.C.

Skinty Fia

  • Partisan Records
  • 2022
  • 45 minutes
8
Le meilleur de lca

Alors qu’une vaste majorité de journalistes et mélomanes s’était entichée du premier album de la formation post-punk Fontaines D.C., l’acclamé Dogrel (2019), l’auteur de ces lignes, lui, préférait se garder une petite gêne. Dans sa critique du deuxième album des Irlandais, A Hero’s Death (2020), mon collègue, Bruno Coulombe, ne pouvait expliquer de meilleure manière notre ressenti mitigé face à ce premier effort du groupe :  «…tandis que les critiques d’un peu partout s’enthousiasmaient devant cette relecture du post-punk de la fin des années 70, avec des influences évidentes de The Fall ou Gang of Four, j’avais du mal à entendre davantage qu’un pastiche ou un exercice de style ». Bien dit.

Notre tiède appréciation de Dogrel s’est bien sûr transformée en un réel enthousiasme à l’écoute de A Hero’s Death; disque sur lequel Fontaines D.C. s’inspire de la section rythmique des légendaires Joy Division, tout en assumant de manière plus subtile les ascendants mentionnés par le camarade Coulombe.

Vendredi dernier, Fontaines D.C. nous présentait Skinty Fia, une expression gaélique qui signifie « la damnation du cerf ». La pochette de ce troisième album studio en carrière exhibe un cerf géant qui semble à l’étroit dans une maison trop exiguë pour qu’il puisse circuler et s’exprimer librement. Le cerf géant irlandais est une espèce en voie de disparition… une image forte et un clin d’œil à toutes ces petites cultures qui s’effacent lentement au profit de ce grand ensemble mondialisé, obligatoirement anglo-saxon…

Skinty Fia est une réflexion sur l’émancipation et la survie de la culture irlandaise dans un contexte mondialiste. Souvent snobée et malmenée par le grand maître anglais bien conscient de sa domination, l’Irlande tente tant bien que mal de sauvegarder ses traditions. Le ton est donné dès le départ avec une pièce intitulée in àrgCroíthe go deo, un titre gaélique qui signifie « dans nos cœurs pour toujours ». in àrgCroíthe go deo devait être l’inscription sur la pierre tombale d’une femme d’origine irlandaise décédée et résidente en Angleterre. Or, l’Église Catholique anglaise en a décidé autrement, refusant obstinément la demande de la famille. Ce fait divers a inspiré la trame narrative de ce Skinty Fia.

Plus sobre et plus constant que ses prédécesseurs, Skinty Fia profite d’une réalisation lustrée qui magnifie la voix de Grian Chatten. Les mélodies du chanteur sont noyées dans une réverbération qui donne l’impression qu’il s’adresse à nous depuis l’au-delà. La plupart du temps, les guitares sont floues et portent, par moments, la marque distinctive de Johnny Marr, mythique guitariste des Smiths. Dans Jackie Down the Line, l’influence du vétéran guitariste est manifeste. Mais par-dessus tout, Skinty Fia est l’album de Chatten; une performance vocale et littéraire sentie.

À l’évidence, Fontaines D.C. fait preuve d’une grande empathie à l’égard de ses compatriotes irlandais en quête de repères dans cette culture mondialisée. La conclusive et émouvante Nabokov raconte l’histoire d’un concitoyen qui, honteux de son identité culturelle, choisit de porter les habits mercantilistes du capitalisme anglo-saxon :

I did you a favor

I bled myself dry

Well, this is what it is now

Pain, pain

He’s selling insurance

Selling clouds to the sky

You sold me a living

Living is nothing

But you’ve so good-looking

I bled myself dry

– Nabokov

Parmi les autres pièces marquantes de cet excellent album, on note Bloomsday; un hommage spleenétique rendu à l’écrivain national de l’Irlande, le grand James Joyce. Fontaines D.C. étonne avec The Couple Across the Way qui, avec l’utilisation d’un accordéon — autre clin d’œil à la musique traditionnelle irlandaise —, nous émeut. La pièce-titre, elle, nous plonge dans la musique industrielle de Nine Inch Nails et l’électro-rock de Primal Scream. Enfin, I Love You, contrairement à son titre, est une chanson corrosive qui s’attaque à la cupidité des industriels irlandais qui s’affairent depuis la fin des années 90 à vendre l’ensemble du patrimoine économique et territorial à des intérêts étrangers.

Par la lorgnette irlandaise, Fontaines D.C. pose des constats durs, mais lucides, sur les dommages collatéraux provoqués par la mondialisation culturelle et économique qui prévaut depuis plus de vingt ans : l’aliénation consumériste, la rancoeur comprimée prête à exploser, l’adhésion aux idées abjectes de l’extrême droite et l’absence de la gauche des combats économiques, n’offrant ainsi aucune option politique valable à tous ces laissés pour compte.

Skinty Fia est une noble introspection patriotique, empathique et aux antipodes du sacro-saint individualisme dans lequel nous baignons depuis des lustres. Chose très rare de nos jours…

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