Critiques

The National

First Two Pages of Frankenstein

  • 4AD
  • 2023
  • 48 minutes
7,5

Peu de groupes savent exprimer avec autant d’acuité des émotions comme la tristesse et la nostalgie que The National. Après plus de 20 ans d’existence et maintenant neuf albums au compteur, la formation de l’Ohio s’est bâti une identité dont elle a parfois du mal à se défaire, mais qui a néanmoins fait école, et l’émouvant et somptueux First Two Pages of Frankenstein en est une autre illustration éloquente.

Il y a quelques jours, le quotidien britannique The Telegraph a qualifié The National de « groupe rock le plus influent au monde ». Au-delà de la formule ampoulée et du désir évident d’attirer le lecteur avec une manchette-choc, la mention a de quoi faire réfléchir. En effet, depuis cinq ans, la formation indie a eu une influence marquée sur la musique pop, brouillant encore plus la frontière entre le rock dit « indépendant » et celui qualifié de mainstream. La méga-star Taylor Swift en a fait son groupe préféré, recrutant les services du multi-instrumentiste Aaron Dessner pour ses albums folklore et evermore, tous deux parus en 2020. Et voilà qu’Ed Sheeran s’apprête lui aussi à lancer un album entièrement co-produit et co-écrit avec Dessner.

Pour les fans de longue date de The National, ce revirement a de quoi faire sourire. De l’avis général, la formation a atteint son pic créatif dans la deuxième moitié de la décennie 2000, en plein âge d’or de l’indie rock, avec les classiques Alligator (2005), Boxer (2007) et High Violet (2010). Depuis, le quintette mené par Matt Berninger a continué de faire paraître des albums de qualité, mais s’est considérablement assagi, privilégiant les ballades douillettes en évitant les soubresauts. Bien sûr, ce virage s’est traduit par une plus grande reconnaissance de l’industrie, culminant en 2018 avec le Grammy de l’album alternatif de l’année pour Sleep Well Beast.

Au-delà des accolades et d’un plus grand succès populaire, il est clair que l’usure du temps a eu un impact sur la créativité de The National. Matt Berninger a d’ailleurs confié qu’il avait souffert du syndrome de la page blanche au moment de s’atteler à l’écriture de ce nouvel album. Le titre First Two Pages of Frankenstein est justement une référence littéraire à ce blocage, Berninger ayant pris l’habitude d’ouvrir un livre au hasard, lorsqu’il était confronté à un manque d’inspiration. Le classique de Mary Shelley aurait d’ailleurs inspiré la chanson Your Mind Is Not Your Friend, un des morceaux les plus introspectifs ici, sublimé par la voix de Phoebe Bridgers.

Sans chercher à se réinventer, Berninger et ses acolytes ont décidé de bâtir sur leurs forces, avec pour résultat que First Two Pages of Frankenstein est leur disque le plus cohésif depuis High Violet. En plus de Bridgers (qui chante aussi sur l’excellente This Isn’t Helping), The National s’est adjoint les services d’invités de marque pour ce nouvel album. De facture minimaliste, portée par de simples accords de piano, Once Upon a Poolside ouvre l’album de manière majestueuse, en partie grâce à l’apport (trop discret, il est vrai) de Sufjan Stevens aux chœurs. Même Taylor Swift obtient une apparition éclair sur The Alcott, qui met en scène un couple plombé par la fatigue d’une relation à long terme qui essaie de retrouver la magie des premiers jours.

La formation semble par ailleurs revigorée sur certains titres, et le travail rythmique des frères Scott et Bryan Devendorf à la basse et à la batterie y est pour beaucoup. L’entraînante Grease in Your Hair rappelle l’époque Alligator, tandis qu’Eucalyptus est du National pur jus, avec un autre texte poignant dont Berninger a le secret, cette fois sur un couple qui doit séparer ses biens après une rupture douloureuse. Quant à la très réussie Tropic Morning News, elle marie habilement les sonorités organiques et les rythmiques électroniques, avec un aspect à la War on Drugs.

Bien sûr, on ne confondra pas First Two Pages of Frankenstein avec les plus grands disques de The National, mais voici le travail de vétérans aguerris soucieux d’offrir une musique riche et sentie, à la fois plus concise et moins beige que sur le précédent I Am Easy to Find (2019). Même si leurs jours de gloire sont passés, il n’y a personne encore qui arrive à chanter la mélancolie d’une façon aussi juste.