Critiques

Siskiyou

Not Somewhere

  • Constellation Records
  • 2019
  • 34 minutes
8
Le meilleur de lca

Après avoir opté pour les riches orchestrations sur son album précédent Nervous, en 2015, la formation canadienne Siskiyou (aujourd’hui essentiellement le projet solo de Colin Huebert) revient à une facture plus intimiste sur son nouvel opus. À mi-chemin entre Syd Barrett et Neutral Milk Hotel, Not Somewhere se révèle être une œuvre puissante sur laquelle Huebert explore les angoisses de la vie moderne.

Voilà plus de dix ans que Huebert a fondé Siskiyou avec son ex-complice des Great Lake Swimmers, le guitariste Erik Arnesen, lançant trois albums entre 2010 et 2015. Mais sur Not Somewhere, le batteur de formation joue presque tous les instruments. Comme sur le précédent Nervous, sur lequel figuraient des invités prestigieux tels que le violoniste Owen Pallett et le saxophoniste Colin Stetson, Huebert s’est toutefois entouré de collaborateurs réputés pour donner vie à sa musique, dont la violoncelliste Rebecca Foon (Esmerine, Saltland) ainsi que le trompettiste JP Carter.

Huebert est certes un personnage intrigant. La légende veut qu’il ait quitté les Great Lake Swimmers en 2008 pour aller travailler sur une ferme biologique en Colombie-Britannique. C’est d’ailleurs au cours de cette période qu’il a composé les chansons qui constitueraient le premier album de Siskiyou, sorti deux ans plus tard. Huebert a également souffert d’une grave infection à l’oreille interne qui l’a empêché de faire des tournées ou même de pratiquer avec un groupe. Cet épisode avait d’ailleurs teinté l’écriture de Nervous et permettait également de saisir un peu mieux le processus créatif de Huebert et toute la solitude qui transpire de ces nouvelles chansons.

Not Somewhere s’ouvre de magnifique façon avec la sublime Stop Trying, une des plus belles ballades folk de l’année. Composée à l’origine pour The Happy Film de Stefan Sagmeister, un documentaire qui relate la quête de ce designer graphique pour trouver le bonheur, la chanson expose les questionnements de Huebert face au sens de sa propre existence, le tout sur un simple accompagnement de guitare acoustique. « Everything ain’t going the way I planned », répète-t-il trois fois en ouverture, avant de conclure avec ce constat d’impuissance mais qui porte peut-être la clé de notre recherche infinie d’une vie meilleure : « So I’m gonna sit myself down right here and see what happens to me if I don’t do a goddamn thing ». Une ligne de dialogue tirée du film de Sagmeister offre par la suite ceci en guise de réponse : « Trying is the problem; you’re trying to get somewhere as if you’re not somewhere ».

La suivante What Ifs se situe davantage dans la veine de l’œuvre passée de Huebert, dont la voix rappelle par moments celle d’Isaac Brock, de Modest Mouse, ou celle de Conor Oberst. Mais elle se veut encore plus fragile qu’à l’habitude, comme si elle menaçait de s’éteindre à tout moment. C’est le cas sur la très sombre Nothing Disease et sur Stop Trying (Jubilant Reprise), qui n’a de jubilatoire que le titre.

Si Not Somewhere se caractérise par un certain dépouillement, Huebert n’a pas non plus renoncé à son goût pour les riches orchestrations. Sauf qu’elles ont cette fois un petit côté inquiétant, presque lugubre, d’où la référence à In the Aeroplane Over the Sea de Neutral Milk Hotel. On l’entend dans les cuivres qui ponctuent la finale d’Unreal Erections /// Severed Heads, dont le texte ambigu laisse place à toutes les hypothèses sur le type d’érections dont on parle ici (pourrait-il s’agir d’un des effets secondaires de la pilule prescrite par le médecin de Nothing Disease?).

Siskiyou nous offre ici un album un peu difficile d’approche, qui nécessite plus d’une écoute pour en saisir toute la beauté. Il n’est pas nécessairement meilleur que Nervous mais témoigne d’une démarche différente, plus personnelle et peut-être plus profonde. Une musique d’une grande honnêteté et d’une vulnérabilité touchante.