Critiques

Moor Jewelry

True Opera

  • Don Giovanni Records
  • 2020
  • 26 minutes
7,5

Au mois de juin cette année, après un mois entier de manifs black lives matter, en pleine tempête de dénonciations en ligne sur les comportements douteux/agressifs/criminels de musiciens, humoristes, photographes et autres influenceurs, j’ai entendu un court album paru à la fin avril qui me semblait parfaitement exprimer l’agitation, l’indignation et la confusion ambiantes: True Opera par le duo Moor Jewelry

Il s’agit du deuxième enregistrement de ce projet issu de l’union de deux Philadelphiens: le réalisateur et musicien bruitiste Mental Jewelry, de son vrai nom Steven Montenegro, et la percutante poète, chanteuse, rappeuse et musicienne Moor Mother, de son vrai nom Camae Ayewa. Si assez peu est offert en ligne de la part de Mental Jewelry à part une poignée de collaborations (cette idée, aussi, de se donner comme pseudonyme le titre d’un album de Live!), on ne peut pas dire la même chose de Moor Mother. Extrêmement prolifique depuis 2015, elle a lancé plusieurs albums, des EP, des collaborations, un DJ mix et des prestations d’improvisation, une discographie qui dévoile une artiste d’une grande intensité, spontanée et outrée, qui crée comme si elle sentait la fin arriver d’une minute à l’autre. 

Quand le duo a collaboré pour la première fois en 2017 pour le minialbum Crime Waves, c’était un projet où les chants protestataires de Moor Mother étaient couchés sur les trames électroniques de Mental Jewelry, inspirées du free jazz et du noise. Si les racines sont encore à peu près les mêmes, il n’y a cette fois aucune trace des synthés et des pédales d’effet de l’effort précédent. Montenegro a cette fois enregistré des musiques purement noise-rock et punk hardcore, s’enregistrant lui-même à la batterie, à la basse et à la guitare, une sonorité qui colle aux origines communes des deux musiciens, qui se sont connus dans la scène punk et indie de leur ville il y a des années. 

Moor Mother ne nous avait pas habitués à un style aussi purement rock et punk, et il faut admettre que le style colle à merveille à son approche vocale et à ses textes engagés à fond contre l’injustice raciale. Elle affirme n’écrire aucun texte avant d’avoir entendu la musique et rédiger en réaction à ce qu’elle entend. La réaction provoquée ici est répétitive et anxieuse, elle bâtit une ambiance nerveuse au bord de la panique, frémissant constamment, jusqu’aux moments où la rythmique implose et où tout se dégonfle dans le chaos.  

Le résultat semblera à certains un brin monocorde, les mêmes idées se répétant un peu, et une réalisation un peu plus punchée aurait rehaussé le type de punk baveux présenté ici, mais ces légers défauts sont le revers d’une œuvre inspirée et crachée avec passion. Et compte tenu du fait que le format case dix chansons en 26 minutes, ça se termine bien avant qu’on ait eu le temps de se fatiguer. Pour les mélomanes plus ancrés dans le rock que dans les formes électroniques, ce projet est une excellente porte d’entrée vers le monde grouillant de Moor Mother, une des artistes les plus pertinentes des dernières années.