Critiques

Hubert Lenoir

PICTURA DE IPSE : Musique directe

  • Simone Records
  • 2021
  • 54 minutes
9
Le meilleur de lca

Pictura de ipse (latin) : Photo de moi | Autoportrait.
Musique directe : Concept musical inspiré du cinéma direct, ou cinéma de vérité, un type de cinéma documentaire né au Québec et aux États-Unis à la fin des années 1950. «Si, dans son acception initiale, il se caractérise par un désir de capter directement le réel et d’en transmettre la vérité, il sera au cinéma, de façon plus durable, une manière de se poser le problème du réel, voire de tenter d’y agir par le cinéma en discutant au sein du film de la capacité du médium à saisir ou à provoquer l’émergence de la vérité intime des personnes filmées.»


Il y a tant à dire à propos de cette sortie grandement attendue. Commençons par le commencement. Hubert Lenoir a été victime du succès que lui a apporté sa première offrande Darlène en 2018, cette sorte d’opéra rock parue conjointement avec le roman de Noémie D. Leclerc (sa complice, gérante, productrice, tous les rôles lui reviennent). Pendant les années qui ont suivi la sortie de l’album, Lenoir a été étourdi par cette popularité à double tranchant. Se lançant dans l’arène, les tabloïds de notre charmante province ont fait couler beaucoup d’encre à propos de l’artiste polarisant. Aujourd’hui, on sent que la pression du Québecgazing a pesé lourd sur lui. Cependant, plutôt que de reculer, le natif de la Capitale-Nationale s’est relevé les manches pour se consacrer à ce qui l’a toujours soutenu. La musique.

Avec PICTURA DE IPSE : Musique directe, il ne faut pas s’attendre à la suite logique de Darlène. On est ailleurs. Un peu comme Fiona Apple après avoir vu son premier album Tidal être recouvert de fleurs par la critique et la plèbe. Ne désirant absolument pas entrer dans la caste de l’artiste populaire, elle nous avait servi en 1999 un deuxième disque aux sonorités diamétralement opposées avec When the Pawn…, comme un beau doigt d’honneur. Ici, Lenoir n’a pas composé pour plaire, il n’a jamais fait ça. Il s’agit d’une œuvre extrêmement personnelle et honnête, comme un portrait sonore de lui-même. Donc, évidemment que l’album polarisera. Certains diront que le disque n’est pas comestible. Il faut comprendre que PICTURA DE IPSE : Musique directe n’est pas à consommer sur un mode aléatoire, de même que la profondeur des textes n’est pas à prendre à la légère. Peut-être aurez-vous besoin de plusieurs écoutes pour vous rendre jusqu’à la fin. Mais faites-le.

Musicalement, le résultat de ces deux années de composition et d’enregistrement entre Montréal, Québec, Paris, Tokyo et Los Angeles est un amalgame époustouflant. On a du R&B décalé à la D’Angelo & The Vanguard, du funk déjanté à la Thundercat ou Jamiroquai, du rap deuxième degré façon Tyler, The Creator ponctué de noise décapant. Sur 20 morceaux, 8 sont des interludes caractérisés par des échantillons d’enregistrements terrain où les confidences les plus intimes se dévoilent à propos de l’affirmation de soi, de la crise identitaire, de l’intimidation et des amitiés perdues.

Mentionnons au passage les contributions de Mac DeMarco, Kirin J. Callinan, CRABE, Félix Petit, le beatmaker High Klassified, la chanteuse soul Bonnie Banane, Robert Robert, l’arrangeur et pianiste Gabriel Desjardins, le Quatuor Esca ainsi que de Noémie D. Leclerc, sans qui PICTURA DE IPSE : Musique directe ne sonnerait pas de manière aussi éclectique.

On a affaire à d’incontestables bangers avec SECRET, QUATRE-QUARTS, DIMANCHE SOIR et BOI. SUCRE ET SEL peut rappeler à certains égards l’ambiance plus rock de Darlène. HULA-HOOP se fait planante avec des boucles de saxophone. La pièce de résistance est sans aucun doute la néo-soul de bon goût OCTEMBRE, où se trouve la phrase clé de l’oeuvre.

Pas besoin d’comprendre pour qu’on s’entende
On reconnait la musique

OCTEMBRE

Le triptyque d’interludes paris transit, montréal transit et québec transit avec le duo punk CRABE est sans doute l’un de mes moments préférés de l’album. On voyage inconfortablement avec Hubert entre ces trois villes clés dans l’album. CRABE interprète avec un gros son noise les chansons Tout écartillé, Je reviendrai à Montréal et Les ailes d’un ange de Robert Charlebois, alors que Lenoir y juxtapose des enregistrements à l’aéroport ou dans la voiture.

L’existentielle MTL STYLE LIBRE est sans aucun doute la pièce la plus dure à assimiler. Hubert Lenoir n’est pas le meilleur rappeur du monde et ce n’est pas ce qu’il prétend être. Mais la trame trap minimaliste ponctuée de respirations animales sous sa voix haute perchée porte à bout de bras des propos réellement trash et douloureux.

Combien de filles y faut j’fuck pour que mes amis m’admirent?
Combien de dicks y faut j’suck que je sois assez queer?
Combien de temps j’peux tenir comme ça?
Combien de secrets que j’te dirais pas?
fuck calissement beaucoup men

MTL STYLE LIBRE

Ce deuxième album surpasse les attentes et j’ose même affirmer que Hubert Lenoir vient de créer un nouveau paradigme musical au Québec. Voici une oeuvre construite avec beaucoup de goût pour la musique et pour les mots, qui repousse les limites de soi et de l’auditeur. PICTURA DE IPSE : Musique directe fut créé sans prétention ni arrogance, contrairement à ce que certains détracteurs pourraient penser de l’artiste. Il a su transposer la crise identitaire en grand disque.

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