Chroniques

King Crimson

In the Court of the Crimson King

  • Atlantic Records / Island Records
  • 1969

Il est difficile d’expliquer comment naissent les genres musicaux. Les genres sont fluides, si bien qu’il est rare de pouvoir associer leur émergence à un moment précis. Il y a cependant des albums qui cristallisent presque à eux seuls la naissance d’un style, comme le célèbre In the Court of the Crimson King de King Crimson, paru en octobre 1969, considéré comme le disque fondateur du rock progressif.

Certes, le terme « rock progressif » existait déjà en 1969 lorsque la bande menée par le guitariste Robert Fripp a lancé son premier album. À l’époque, l’expression servait à faire une distinction entre le rock psychédélique dit « expérimental » et celui plus pop, associé notamment à la scène de San Francisco. Puis, certains groupes se sont appropriés ce nouveau terme, comme la formation britannique Caravan, qui écrivait sur la pochette de son premier album, lancé en 1968, soit un an avant les débuts de King Crimson sur disque : « Caravan appartient à une nouvelle espèce de groupes de rock progressif – se libérant des conventions restrictives de la musique populaire en employant des métriques irrégulières et des harmonies sophistiquées ».

Mais alors, si le rock progressif existait déjà en 1969, pourquoi qualifier In the Court of the Crimson King de disque fondateur du genre? Parce qu’aucun autre album n’a eu une telle influence sur ce qu’on allait ensuite considérer comme le son typique et distinctif du rock progressif, même qu’il faudra encore quelques années pour que le prog atteigne un tel niveau de maturité. Bien sûr, c’est seulement rétrospectivement qu’on peut porter un tel jugement, une fois qu’un genre musical a atteint un niveau suffisant de stabilisation pour qu’on puisse en définir les principaux traits stylistiques et par la suite remonter le temps pour en retrouver le moment d’origine.

« Un chef d’œuvre étrange »

Le génie d’In the Court of the Crimson King est d’avoir pu assembler en un tout cohérent tous les éléments un peu disparates qui feront du prog un des genres les plus importants du début des années 70 (avant qu’il ne tombe en disgrâce…) Comme l’a écrit Edward Macan dans son livre Rocking the Classics : English Progressive Rock and the Counterculture, « l’exploit de Crimson King est de cristalliser ces éléments en un style distinctif, immédiatement reconnaissable ». En effet, il y a de tout sur cet album, du jazz-rock déjanté au folk mystique et majestueux. Ces deux extrêmes seront d’ailleurs au cœur de la mouvance prog dans les années suivantes, avec des groupes comme Van der Graaf Generator et Gentle Giant s’inspirant davantage du côté avant-gardiste et improvisé de pièces comme 21st Century Schizoid Man et Moonchild, et d’autres comme Yes et Genesis s’inscrivant plus dans la mouvance symphonique développée dans des chansons comme Epitaph ou la pièce-titre, grâce entre autres à l’apport du mellotron, clavier capable de reproduire des arrangements de chœurs et de cordes, désormais l’instrument emblématique du prog.

Il est sans doute difficile aujourd’hui de réaliser à quel point cet album tranchait avec le paysage musical de 1969, l’année de Woodstock et du dernier concert des Beatles sur le toit des bureaux d’Apple. En fait, In the Court of the Crimson King symbolise la transition entre l’esthétique « peace and love » associée au rock psychédélique de l’époque à quelque chose de plus sombre, de plus dramatique. Encore aujourd’hui, les paroles de Peter Sinfield sur la chanson 21st Century Schizoid Man témoignent du traumatisme associé à la guerre du Vietnam et d’une perte totale de confiance envers l’ensemble de la classe politique :

« Blood rack, barbed wire

Politician’s funeral pyre

Innocents raped with napalm fire

21st century schizoid man ».

21st Century Schizoid Man

À l’époque, le critique John Mortland du Rolling Stone a décrit l’album comme « une œuvre surréelle de force et d’originalité », tandis que le guitariste du groupe the Who, Pete Townshend, a parlé d’un « chef-d’œuvre étrange ». Voilà certes des qualificatifs qui décrivent encore bien ce premier album de King Crimson, à commencer par sa pochette iconique signée Barry Godber, sorte de relecture surréaliste du tableau Le Cri d’Edvard Munch. Musicalement, l’album regorge aussi de toutes sortes de petits moments qui illustrent son côté innovateur, non seulement sur le plan de l’exécution, mais aussi au niveau de la production. Je pense bien sûr à la section instrumentale de 21st Century Schizoid Man, où la guitare électrique de Fripp, le saxophone d’Ian McDonald et la batterie de Michael Giles se livrent à un véritable tour de force en termes de polyrythmie. Mais j’ai en tête aussi la longue improvisation qui conclut la ballade Moonchild, ou encore ce choix audacieux au mixage d’enterrer la voix de Greg Lake sous la pulsation lourde de la batterie pour le premier couplet d’Epitaph. Parlant de Greg Lake, s’il est vrai qu’il est devenu ensuite une sorte de caricature au sein d’Emerson, Lake & Palmer (quand Mario Pelchat fait une reprise d’une de tes chansons, c’est que ta carrière a pris une mauvaise tournure…), j’estime encore que sa voix n’a jamais aussi bien sonné que sur cette chanson en particulier.

Le rock progressif et ses excès

Il est de bon ton aujourd’hui parmi les mélomanes avertis de rire du rock progressif, en particulier de son côté pompeux et de sa virtuosité parfois gratuite qui apparaissent démodés dans le paysage musical actuel. Certes, le genre a très vite sombré dans une flamboyance exagérée (la cape de Rick Wakeman, quelqu’un?) qui a contribué à son déclin rapide au milieu des années 70, dans le contexte de la montée du punk et d’un désir de retourner à une plus grande simplicité dans le rock. Même King Crimson a plus tard tenté de se distancer du genre qu’il a contribué à créer : « King Crimson a été largement diffamé pour son appartenance au rock progressif, même si la plus grande partie de son activité musicale se situe en-dehors de cette période précise », écrivait Robert Fripp en 1998 dans une réédition du disque live Absent Lovers.

Je ne dis pas que toutes les critiques envers le prog sont injustifiées, mais je pense qu’elles nous font oublier l’influence durable qu’exerce encore le genre. Le post-rock, par exemple, s’est construit sur une fusion de l’esthétique prog et de l’attitude punk, et des musiciens importants comme Mark Hollis (Talk Talk) ont reconnu l’impact que King Crimson a eu sur leur musique. Mais c’est comme s’il y avait une certaine gêne à admettre une telle influence. Après la sortie d’OK Computer en 1997, les membres de Radiohead ont répondu avec un catégorique « non, nous haïssons tous le rock progressif » à un journaliste qui leur demandait s’ils avaient été influencés par Pink Floyd et Genesis. Et pourtant, quand j’écoute Exit Music (For a Film) ou Lucky, je ne peux m’empêcher de penser à Epitaph de King Crimson, non seulement à cause de l’utilisation du mellotron, mais aussi pour leur côté un peu dystopique. Évidemment, tous les groupes n’ont pas la même honte à admettre une telle filiation. Chez nous, par exemple, Fuudge a pris l’habitude de conclure ses concerts avec une reprise (en français, svp!) de 21st Century Schizoid Man, à la sauce stoner-grunge.

Oui, In the Court of the Crimson King est sans doute coupable de grandiloquence, mais ça reste l’un des albums les plus innovateurs de l’histoire du rock.

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