Chroniques

Gang Of Four

Entertainment!

  • EMI Records
  • 1979

Né en 1979, je n’ai pas connu l’âge d’or du post-punk, ce genre hybride combinant la ferveur du punk et une complexité héritée de l’art rock et du prog (sans la virtuosité). Si un groupe comme Joy Division est devenu mythique, aucun album ne symbolise mieux cette époque, selon moi, que le génial Entertainment! de Gang of Four, paru quatre mois après ma naissance et qui fête donc ses 40 ans cette année.

Formé en 1976 à l’Université de Leeds et associé à une scène qui regroupait aussi les Mekons et Delta 5, Gang of Four n’a jamais craint la controverse et fait partie de la branche la plus militante du post-punk. Dès le départ, il fallait du culot pour choisir un nom faisant référence à la « bande des quatre », un groupe de quatre membres du Parti communiste chinois accusés d’être les instigateurs de la Révolution culturelle et condamnés pour trahison, tout cela dans un contexte de montée de la droite en Grande-Bretagne juste avant l’élection de Margaret Thatcher en 1979.

Il fallait aussi du culot pour refuser une apparition à l’émission Top of the Pops de la BBC parce que la chaîne voulait forcer le groupe à changer les paroles de la chanson At Home He’s a Tourist (la BBC craignait que le mot « rubbers », ou « condoms » en anglais, n’offense son auditoire). « Nous étions tous unis dans cette décision, et nous en étions fiers, dira ensuite le batteur Hugo Burnham. Mais rétrospectivement, quitter le plateau de Top of the Pops a essentiellement détruit notre carrière. »

Mais voilà, Gang of Four, c’est un peu ça : un groupe ayant toujours fait à sa tête. C’est ainsi que la formation a pris la décision controversée de sortir son premier album sur la puissante maison de disques EMI, à l’époque où les labels indépendants comme Factory, Rough Trade et Fast Product étaient en pleine expansion en Grande-Bretagne. Si le geste a pu avoir des allures de pacte avec le diable, il était pourtant en parfaite adéquation avec la démarche du groupe, comme l’analyse Simon Reynolds dans son livre Rip It Up and Start Again : Post-Punk 1978-1984 : « L’idée de rejoindre le plus grand nombre de gens possible avait du sens compte tenu des visées propagandistes du groupe. Ça résonnait aussi avec un des thèmes majeurs du groupe, le divertissement. C’était beaucoup plus provocateur de soulever les contradictions inhérentes à l’industrie du rock en opérant à l’intérieur du système. »

Du funk « néo-marxiste »?

Si Entertainment! a remporté un certain succès à l’époque (il a atteint la 45e place sur les palmarès britanniques), c’est un peu plus tard qu’il s’est imposé en tant qu’un des chefs-d’œuvre incontestés du mouvement post-punk. Aujourd’hui, on le célèbre pour son approche sonore très « sèche », avec une absence totale de reverb qui donne à la musique toute sa puissance de frappe, sorte d’alliage entre le rock et le funk, sans oublier le fameux mélodica! Mais son legs le plus important demeure le son de guitare d’Andy Gill et sa façon nerveuse d’attaquer les accords, et dont l’influence se remarque chez plusieurs formations comme les Red Hot Chili Peppers, Rage Against the Machine, The Rapture, Bloc Party ou encore Corridor chez nous.

Mais ce qu’on a retenu d’Entertainment!, c’est aussi et surtout son propos politique, avec des textes intelligents qui abordent des thèmes délicats mais sans jamais perdre de vue l’importance du groove. C’est ainsi que la chanson Ether parle des mauvais traitements subis par les prisonniers d’Irlande du Nord dans les années 70, tandis que la batterie de Burnham et la basse de Dave Allen martèlent un rythme disco-funk. La troublante 5:45 frappe fort aussi, alors que le chanteur Jon King décrit l’apathie d’un individu regardant des scènes de guerre au journal télévisé : 

« At a quartier to six

I watch the news

Eating, eating all my food

As I sit watching the red spot

In the egg which looks like

All the blood you don’t see on the television ».

5:45

Lancé à une époque où le hard rock misogyne avait la cote, Entertainment! se démarque aussi par son approche antisexiste. L’excellente Contract, par exemple, offre une critique des rôles traditionnels des hommes et des femmes dans la société en décrivant un mariage malheureux : 

« The same again

Another disappointment

We couldn’t perform

In the way the other wanted

These social dreams

Put in practice in the bedroom

Is this so private?

Our struggle in the bedroom

Is this the way it really is?

Or a contract in our mutual interest ».

Contract

Là encore, la chanson est portée par un groove efficace et entraînant. Du hard rock « très rythmique et dépouillé » à la Free, comme l’a indiqué Andy Gill, mais sans « l’idiotie des paroles ».

Un parcours en dents de scie

Comme plusieurs groupes qui accouchent d’un chef-d’œuvre dès leur premier album, Gang of Four a eu du mal à répondre aux attentes élevées. Après un autre disque réussi (l’excellent Solid Gold, paru en 1981), la troupe s’est tournée vers un son plus pop sur Songs of the Free (1982) et Hard (1983). Le groupe a connu plusieurs changements de personnel depuis et Andy Gill est le seul membre original toujours actif au sein du quatuor, qui nous a quand même donné quelques albums potables au fil des années, dont le très correct What Happens Next il y a quatre ans.

Mais Gang of Four n’a jamais perdu son goût pour les contradictions et sa relation pour le moins particulière avec l’industrie du divertissement (l’ancien bassiste Dave Allen a même travaillé chez Apple Music!). En 2010, le groupe a aussi permis à Microsoft d’utiliser le classique Natural’s Not in It dans une pub pour le capteur Kinect de la console Xbox. Là encore, on pourrait les accuser d’avoir vendu leur âme au diable, si ce n’était de toute l’ironie d’une telle situation, étant donné le texte ouvertement anti-consommation de cette chanson : 

« The problem of leisure

What to do for pleasure?

Ideal love a new purchase

A market of the senses ».

Natural’s Not in It

Certes, on peut reprocher à Gang of Four son manque de cohérence entre ce que le groupe a prêché dans sa musique et sa manière d’utiliser à son avantage toutes sortes d’opportunités commerciales. Mais on ne pourra jamais lui enlever son authenticité et son refus des compromis. En 2018, la bande à Andy Gill a sorti un EP orné d’un titre accusateur, Complicit, avec comme pochette une photo d’Ivanka, la fille du président américain Donald Trump, en référence à une entrevue au réseau CBS dans laquelle elle se défendait de toute complicité avec l’administration de son père.

Venant du même groupe dont la chanson I Love a Man in a Uniform a été bannie des ondes par la BBC en 1982 au beau milieu de la guerre des Malouines entre la Grande-Bretagne et l’Argentine, j’appelle ça « rester fidèle à ses convictions ».

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