Haute voltige : Seul ensemble du Cirque Eloize
La musique d’Harmonium a plané dans tous les sens hier soir lors de la première du spectacle tant attendu du Cirque Eloize mettant en vedette la musique de Serge Fiori.
Grosse émotion.
Pour avoir vu Harmonium du haut de mes 15 ans lors de La Fête nationale sur le Mont-Royal en 1975 avec un spectacle intitulé OK Nous V’là, puis le concert-fleuve de l’album l’Heptade en supplémentaire en 1979 au CEPSUM après le triomphe au théâtre Outremont, la plongée en apnée dans des eaux familières était rassurante. Reste qu’on a pris un grand respire.
La toute récente sortie du disque Seul ensemble sur Sony Musique a splendidement mis en contexte la matière du spectacle présenté hier jusqu’au 31 mars, ensuite à Québec au Théâtre Capitole dès le 20 juin. On savait la collaboration et la complicité de Serge Fiori, le Padre comme il aime s’appeler, avec Louis-Jean Cormier d’une part, puis avec Alex McMahon et Guillaume Chartrain, dont les liens tissés serrés ne datent pas d’hier.
Après tout ce remaniement des bandes maîtresses des trois albums d’Harmonium, le premier éponyme, le second, Si on avait besoin d’une cinquième saison, puis le cathartique l’Heptade, sans oublier le Fiori-Séguin de 1978, il y a dix-neuf chansons sur Seul ensemble, avec ces pistes de voix repassées dans la moulinette technologique d’aujourd’hui, ses séquences rythmiques plus vitaminées et son traitement sonore clair et limpide, justifiait amplement l’aventure. Après l’excellent travail de rematriçage et de réédition de l’Heptade XL il y a deux ans, l’optimisme était dans l’tapis. Hier soir, on est venu apprécier et goûter à ce travail de moine, a priori entendre la voix céleste de Fiori, comme on a entendu et espéré celle de Dédé Fortin émaner d’outre-tombe des enceintes sonores (grâce à Jean-Phi Goncalves) lors du spectacle-hommage aux Colocs présenté par la filiale du Cirque du Soleil, 45 Degrées l’été dernier.
Pas que les numéros de mât chinois, de voltiges acrobatiques, de contorsion, de fil de fer, de planche coréenne, de trapèze, de sangles aériennes et de roue Cyr n’étaient pas à la hauteur, même si on les a vus mille fois. Mention spéciale au numéro de funambule au-dessus du public, sur un fil accroché au balcon! Même avec un harnais de sécurité, le défi est immense et l’acrobate a parcouru la distance dans un silence absolu du public médusé. Non, toute la portion acrobatique était irréprochable, à chaque tableau sa rêverie, si chère à l’univers de Fiori.
Mais la musique, même en playback, pleine d’amplitude et en haute définition nous a gardés captifs tout au long des deux heures du spectacle, entracte inclus. Dès l’ouverture avec Vert, la douceur des harmonies vocales nous a saisis, les voix se promenaient de droite à gauche, pas en surround sound, mais presque. Puis Comme un fou et En pleine face se sont succédé, avec comme pièce centrale un module aux angles obtus, ressemblant en tous points au LEM qui s’est posé sur la lune en 1969 lors de la mission Apollo 11. Module amovible, qui effectuait des circonvolutions, scintillant de lumières et sur lequel les acrobates pouvaient grimper dessus. Durant De la chambre au salon, c’était particulièrement réussi. Superbe intégration des arts du cirque avec des musiques introspectives, mettant l’humain et ses questionnements à l’avant-plan. De la belle musique d’écorché vif!
On a aussi pleinement goûté à Chanson noire, dont la mélodie est imparable, touchante au plus haut point, puis la trilogie Le premier ciel, Le corridor et L’exil de l’Heptade, toujours avec cette symphonie de mouvements gracieux des multiples danseurs habitant les planches. Agaçant par moments toutefois, cette surenchère d’expression corporelle, de chorégraphies collectives, d’arabesques de ballet-jazz que n’aurait pas renié Maurice Béjart; on se serait cru par moments dans le Big Bazar de Michel Fugain et autres Hair des années 70. Toutes ces gestuelles falbala avaient beau évoquer les mots et le calme inhérent aux chansons, c’était trop joué au premier degré, on a un peu décroché.
En revanche, la chanson Viens danser a ravivé le public et Dixie (Dis-moi c’est quoi ta toune…) a provoqué les inévitables sourires. Dixie, nous apprend-il, est un hommage à l’été montréalais et sa vie grouillante. Belle idée de mise en scène que d’entendre Fiori en voix off décrire la genèse de la chanson Aujourd’hui, je dis bonjour à la vie (il grattait sa guitare sur son balcon d’Outremont situé en face d’une cour d’école (Lajoie), d’où les gazouillements des enfants en intro), Histoire sans paroles (avec sa fameuse intro de flûte traversière) a atteint la cible avec sa toile de fond toute en fleurs, à l’image de la pochette de Si on avait besoin d’une cinquième saison.
Belle finale avec la chanson Harmonium et son refrain qui n’a pas pris une ride en 46 ans: « D’écouter le silence/ qui voudrait bien reprendre/ sa place, dans la balance/ de se remettre au monde à chaque seconde! » Avec un beat revampé, plus rentre-dedans.
Et à la fin, la toute fin, la der des ders, après la planante Comme un sage, on a été choyé avec Épilogue et son tableau à la Fellini, ses clowns, sa bicyclette miniature, bref, une galerie de personnages venus dire merci à Fiori. Grandissimo!
Entre l’ombre et la lumière, le musicien « parmi tant d’autres » a signé pour la postérité et la légende un corpus de chansons poignantes, sur ses tiraillements intérieurs, son mal de vivre et la condition humaine tout court… les entendre les unes à la suite des autres nous y a tous replongés. Éric Lapointe, avec qui j’ai jasé à l’entracte, a bien résumé l’affaire: « J’ai tellement écouté ça, je les sais (les chansons) par coeur ».
Fiori lui, ému comme il l’est, ultra-sensible, est venu remercier tout ce beau monde à la fin. Ç’a été difficile, contrit par l’émotion, comme au Gala de l’Adisq, mais il y est parvenu avec brio et humour. Dans la salle, quelques valeureux compagnons étaient présents: Louis Valois et Serge Locat, la choriste Monique Fauteux itou. Michel Normandeau, absent, a quitté Harmonium il y a belle lurette. Denis Famer et Neil Chotem, musiciens de l’Heptade, sont décédés, j’ignore si Libert Subirana et Robert Stanley (l’ex-Ville-Émard Blues Band) étaient là aussi.
Seul ensemble est plus qu’une intégration cirque-musique. C’est une autre étape de la renaissance de Serge Fiori, après son disque solo réalisé avec Marc Pérusse, présent hier. De la réédition de l’Heptade en mode XL avec Louis Valois, c’est un prétexte inouï à tirer ces chansons savamment construites de l’oubli, enfin, pour ceux qui auraient oublié…
Serge Fiori: Seul ensemble.
12 mars au Théâtre St-Denis
Création du Cirque Eloize
Mise en scène: Benoit Landry
Musique: Serge Fiori, Louis-Jean Cormier, Alex McMahon, Guillaume Chartrain