Entrevue | Enfants Sauvages : Réinventer la roue
Hugo Lachance est aussi l’animateur de L’album Podcast.
Est-ce possible de réinventer la roue? En tout cas, ça semble possible si on s’appelle Enfants Sauvages. Rox Arcand et sa bande semblent du moins avoir réussi l’exploit de rafistoler la chambranlante roue du punk. Avec la parution de leur nouvel album Avant la mort, Enfants Sauvages réussit encore à innover et, à mon humble avis, à redéfinir le genre punk sans échapper à son essence primaire. La progression musicale du groupe ne cesse d’impressionner à tous les niveaux d’album en album. Le génie dans l’œuvre du groupe peut se démontrer par sa capacité à adapter le genre à son époque et à lui donner une nouvelle fonction sans toutefois le dénaturer. Attachez-vous, il y en a du stock.
Si Rox est le corps et l’âme du groupe, Steve « Docteur Acula » Lelièvre en est résolument le moteur. «Ce gars-là est une machine à riffs… Il doit avoir 38 000 tounes», me dit Roxann lors d’un entretien téléphonique. «Il arrive avec un riff et tout de suite il me dit qu’il en a un autre bien meilleur». Soit, la quantité est une chose, mais la qualité en est une autre. Ce que nous propose Le Doc sur le dernier album est vraisemblablement ce qu’il en a extrait de meilleur. Non seulement on y retrouve de l’innovation dans sa manière de composer et dans la recherche sonore, mais assurément dans l’exécution. Les influences sont claires (punk, surf, métal, rockabilly), mais il y a un investissement corporel dans le jeu du guitariste qui confère à l’univers sonore d’Enfants Sauvages une identité sonore inédite, rafraîchissante. C’est important, car le riff est le point de départ de chacune des pièces du quintette. Les bases étant jetées, continuons.
Cadavres exquis, collages et rites de passages
« J’écris les paroles un peu comme je réalise mes collages d’images, comme de l’écriture automatique, sans trop réfléchir et ensuite je les assemble et progressivement une chanson naît de ce cadavre exquis.» Une autre démonstration du caractère unique d’Enfants Sauvages se manifeste dans l’écriture et la livraison des textes. Généralement, les paroles sont des captures d’instants que vivait l’autrice au moment de la création de l’album. Par exemple, à l’époque de Crève ton cœur, leur premier album, la vie de la chanteuse était différente, elle qui n’avait pas encore entamé son cheminement vers la sobriété et ça se reflétait dans l’approche des textes. Le second opus Arythmie, quant à lui, est plus cru, agressif, sexuel, mais surtout cathartique, car elle y révèle de profondes blessures dans le but assumé de donner une voix à celles qui ont vécu, elles aussi, l’enfer. « Avant la mort est toujours autobiographique, mais tourné un peu plus vers les autres», m’explique Roxann. « Les paroles sont axées sur les rites de passage, l’avant et l’après.» Fidèle à son style, la prose de Roxann Arcand conserve une iconographie qui lui est propre, mais qui tend à s’affiner pour laisser place à un peu plus d’humour et de poésie qu’à l’habitude (Chambres en ville, Gamine de comptoir). Bien entendu, elle n’est pas la première personne (ni la dernière) à livrer son vécu et ses états d’âme en chansons, aussi trash soient-elles, mais elle en crée un univers intense et authentique qui, juxtaposé aux guitares du Doc, déclenche l’explosion qu’est Enfants Sauvages. Cependant, pas d’explosion sans un bon dosage d’ingrédients. Malgré un roulement de personnel majeur au sein du groupe pour le dernier album, Burger Max (basse rasoir), Etienne A/V (basse basse) et Nic-En-Chest (batteries) s’assurent que la détonation vous explose les tympans au passage. «Les musiciens s’impliquent de plus en plus dans le processus créatif, ils ont leur mot à dire», précise-t-elle.
Lucien
Tenir un album d’Enfants Sauvages dans ses mains c’est tenir une capture d’un événement unique, irreproductible. Il faut comprendre que le processus d’enregistrement d’un album du groupe se résume en une journée de studio, une bobine de ruban magnétique, tout le monde joue en même temps, un mixage rudimentaire et on garde tout ce qui se dit avant et après les prises. Si l’enregistrement avait été fait le jour d’avant ou le surlendemain, nous n’aurions pas eu le même album (je me permets au passage un gros shoutout à M. Battistuzzi). Mais attention, le produit n’est pas tout à fait terminé. Il reste une étape essentielle au processus créatif, une étape qui élève le groupe au-dessus de la mêlée.
Autre démonstration du génie d’Enfants Sauvages : la mise en scène. Sur chacun des albums de la formation, le groupe installe un fil rouge, un élément récurrent qui est présent tout au long de l’enregistrement qui sert de liant entre les chansons. Un peu comme Ariane à Thésée s’apprêtant à entrer dans le labyrinthe de l’enfer, Enfants Sauvages nous fait cadeau à chaque fois d’un fil conducteur qui nous permettra de passer au travers d’un album sans nous égarer dans le chaos et l’anarchie des décibels. Des extraits de films de série B et de vieux pornos sont traduits en français (de France) pour le premier album. Des extraits du court-métrage Comptines de Manon Barbeau où on entend des enfants jouer et chanter dans les ruelles du Montréal des années 70 pour l’album Arythmie. Et c’est sur Avant la mort que Lucien Francœur entre en scène pour une dernière fois.
«Lucien s’est déplacé au studio de Ryan (Le Stuzzio) accompagné de Claudine Bertrand, j’étais tellement sur les nerfs quand ils sont arrivés. Je lui avais envoyé les titres des chansons du dernier album. Il a pigé un peu dans son vieux stock, mais il a écrit la majorité de ces lignes pour nous autres. On l’a enregistré de la même manière que notre album. – Penses-tu que c’était son dernier enregistrement? – C’est dur à dire, mais je pense que oui…»
Ça fonctionne et c’est beau en criss. C’est beau d’entendre Francoœur se promener tranquillement entre chacune des tounes. C’est touchant de l’entendre rire au début de Pavillon du ciel. C’est beau d’avoir ce disque-là dans les mains. C’est beau l’Humain des fois…
Un opéra punk avec ça?
«On ne voulait pas faire un lancement ordinaire genre : on-joue-les-tounes-et-c’est-fini. L’idée c’est de faire un opéra punk en deux actes, qui représenteront les deux côtés de l’album, avec des tableaux et tout. Je ne veux pas un spectacle trop scripté, je veux laisser de la place à l’imprévu comme quand on enregistre un album.» Au moment d’écrire ces lignes, la première de l’opéra n’avait pas encore eu lieu et Roxann voulait garder la surprise. Je souriais dans mon char quand je l’entendais jongler avec ses idées au téléphone pour m’expliquer le concept du spectacle en essayant de ne pas trop en dire. «En tout cas, je ne t’en dis pas plus, va falloir que tu viennes voir ça!»
C’est rare qu’on écoute UNE toune d’Enfants Sauvages, on écoute UN album. Il n’y a pas de single, pas de hit, pas de filler, on ne skip pas de toune non plus, au pire, on écoute juste un bord ou on pèse carrément sur stop, mais, sans trop le savoir, on écoute une œuvre complète qui a un début, un milieu et une fin, comme un opéra…
Avant la mort est à mon sens une oeuvre phénoménale (tout comme Arythmie d’ailleurs). Une oeuvre bien de son temps qu’il faut voir un peu comme le troisième chapitre d’une série qui évolue au fil de la vie de ses auteurs. Comme un Starmania de la basse-ville. C’est un album qui repousse les limites du punk et qui en redéfinit le genre. C’est une série d’albums essentielle. Le Québec a de quoi être fier.
Je crois au punk
La seule déesse
Créatrice du chaos et de l’anarchie
Et en la mort, la criss de mort
La seule justice
‘Est assise à la gauche de Jay
Inspirée de Francoeur pis de Vanier
A souffert partout sul corps
À ma mort
On criera 2 3 4
— Heure de passage
Ah Hell he’s even more punk than me!
— Punk Guy, NoFX
Crédit photo: Charline Clavier