Critiques

Swans

To Be Kind

  • Young God Records
  • 2014
  • 121 minutes
10
Le meilleur de lca

L’album The Seer en 2012 a été marquant pour bien des mélomanes, dont votre serviteur. Un alignement inattendu des planètes dans le firmament musical en a fait l’apogée de l’art-rock, du no wave, bref de toutes les musiques champ gauches issues de New York depuis les années 1960. Internet et le juke-box infini qu’il rend possible ont fait connaître Swans à des gens de tous âges, ce qui offrait un public jusqu’ici inégalé à Michael Gira et à sa troupe. Il ne leur restait qu’à composer, répéter et enregistrer la musique la plus sublime et sans compromis de toute leur carrière (rien que ça!) et le succès était dans la poche.

The Seer était un triomphe, une immense fresque sonore s’étendant sur deux heures où rien n’était hors de la portée du groupe. Il pouvait exprimer la terreur la plus abjecte, la beauté la plus fragile, la folie profonde, l’humanité grotesque, la catharsis. La culmination de trente ans de travail en musique, comme on l’a tant répété. To Be Kind ne peut forcément pas faire mieux, pas vrai? On ne peut pas s’attendre à ce que la foudre frappe au même endroit à répétition, n’est-ce pas? En fait, il faut s’y attendre si ce qu’on observe est un paratonnerre. Michael Gira pourrait vous convaincre qu’il possède un lien privilégié avec une force suprême, ou le divin, ou le sublime, appelez ça comme vous voulez. Dans d’autres ères, les gens comme lui devenaient shamans, devins, grands manitous.

Comment expliquer deux œuvres aussi marquantes et aussi massives coup sur coup, à moins de deux ans d’intervalle? J’ose avancer une explication: une méthode de travail irréprochable doublée d’un groupe de musiciens savamment sélectionnés. Du côté de la méthode, Gira pousse ses chansons vers l’avant et abandonne ses créations dès qu’il les sent achevées pour mieux passer à autre chose. La presque totalité des chansons de To Be Kind sont nées pendant la tournée de The Seer et ont été peaufinées et parfaites au fil des semaines et des mois. Et du côté du groupe, il faut une formation d’une grande endurance physique et liée par un profond sentiment de confiance pour utiliser cette méthode sur des chansons qui reposent avant tout sur la longueur, les répétitions et les minutieuses variations d’intensité.

C’est cette répétition assommante qui risque de rebuter l’auditeur moyen, mais une fois qu’on s’habitue à l’univers de Swans, la répétition devient normale, voire nécessaire. Si un même accord se répète seul pendant 48 mesures, c’est exactement la durée qu’il lui faut. Quand la note suivante arrive, c’est exactement où il le fallait. Et si la rythmique insistante fait place à une masse sonore plus chaotique, ça semble tout à fait approprié. Mais ce dosage, Swans le maîtrise déjà depuis longtemps. C’est ce que le groupe nous fait vivre au moyen de cette formule qui fait de son œuvre récente quelque chose d’exceptionnel.

J’ai cherché, par souci d’objectivité, des moments moins réussis sur To Be Kind. J’ai presque pensé que la pièce Some Things We Do, la plus courte de l’album, menace de tomber dans la banalité, mais j’ai fini par la percevoir comme une pièce tragi-comique qui a pour sujet, justement, la banalité de l’existence. J’ai presque pensé que deux pièces, She Loves Us et Oxygen, commencent de façons trop semblables et menacent de répéter les mêmes idées, mais elles débouchent sur des arrangements nettement différents et enlevants à leur propre façon. C’est vraiment le pire que je trouve à dire sur l’album, en me forçant.

Pour ce qui est des louanges, je pourrais facilement m’étendre sur une dizaine de paragraphes supplémentaires, mais vous n’avez pas toute la journée. Il y a Just A Little Boy et son personnage narrateur, peut-être Gira lui-même, un petit homme pathétique et grotesque, mais d’une humanité universellement touchante. Entendre cette chanson en voyant un vieil ivrogne tituber dans une ruelle vous donnera envie de le prendre dans vos bras et de vous foutre de sa gueule en proportions égales. Il y a l’immensité de Bring The Sun/Toussaint L’Ouverture, qui dure plus de trente minutes et qui aurait pu en durer le double sans s’essouffler. Il y a l’intensité maniaque d’Oxygen, qui est aussi peu raisonnable qu’un sprint de 400 mètres aux trois quarts d’un marathon. Et il y a la très inspirée Nathalie Neal, qui tisse ensemble des sonorités saisissantes, un curieux sample de voix trouvée, et la section rythmique de Swans à son plus réjouissant.

Dire que To Be Kind est pratiquement un album parfait pourrait faire penser que c’est un album pour tout le monde, mais ce n’est clairement pas le cas. Je parierais que son auditoire sera divisé en deux parties: ceux qui n’en toléreront pas plus que quelques minutes, et ceux qui y entendront un chef-d’œuvre. Personnellement, To Be Kind me fait ressentir quelque chose de monumental, quelque chose que j’ai rarement ressenti. On peut le comparer à The Seer, évidemment, mais je le comparerais aussi aux tableaux de peintres comme Riopelle ou Pollock, ou à la contemplation du cosmos: c’est d’une beauté unique et troublante et d’une immensité qui donne le vertige et qui fait se sentir minuscule.

[youtube]http://youtu.be/vntpzqsHt8w[/youtube]

Note du rédacteur en chef:

Ce n’est pas dans les habitudes de la maison d’octroyer une note aussi… parfaite, mais ce disque est tout simplement un pur chef-d’œuvre dont on ressentira les secousses sonores pendant des décennies. Tout ce qui est rédigé précédemment par l’éloquent Robitaille est totalement endossé par votre humble serviteur. Une bombe musicale.

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