P.J. Harvey
To Bring You My Love
Je dois beaucoup à Kurt Cobain. D’abord pour l’évidence: sa musique a changé ma vie (comme celle d’un méchant paquet de trentenaires aux cheveux longs) tout en m’évitant de rester accrocher à Guns N’ Roses plus longtemps qu’il ne le fallait. Il a aussi poussé ma curiosité musicale dans toutes sortes de directions au fil des entrevues publiées dans les magazines de l’ère pré-Internet et c’est comme ça que, par un beau matin de juillet 1993 où je devais tuer le temps dans la voiture avec une revue NME entre le Lac-Saint-Jean et Montréal, j’ai découvert PJ Harvey, vantée sans retenue par le défunt leader de Nirvana.
Inutile d’ajouter que je me suis rapidement procuré les deux albums parus à cette époque (Dry et Rid Of Me) et que je suis tombé follement amoureux pour la première fois, du haut de mes presque 14 ans. La musique de la Polly Jean de l’époque était empreinte du niveau d’intensité et de colère parfait pour l’ado que j’étais. C’était furieusement punk et cru dans son énergie et très très féministe dans le propos. Même si à l’époque le sens des paroles m’échappait la plupart du temps, j’arrivais quand même à saisir que c’était un cran plus intense que l’ensemble de l’œuvre des femmes que j’avais entendues à ce moment-ci de ma vie de mélomane. Elle parlait de séquestrer ses amants en crachant sur les standards de beauté ou alors elle était prise dans des histoires d’amour qui finiraient inévitablement dans des bains de sang. Évidemment, il fallait décrypter tout ça dans sa poésie tortueuse et impulsive. Chose que je ferais de manière presque obsessive à une autre étape de ma vie où le texte deviendrait ma première passion.
C’est un peu plus tard, soit le 27 février 1995, que la musique de Polly a pris une tournure inattendue avec le lancement de l’album To Bring You My Love, premier véritable succès commercial de la chanteuse même si beaucoup d’autres ont suivi. Histoire de s’en aller là où elle le voulait, elle s’est d’abord affranchie de Rob Ellis et Steve Vaughan, aka les deux autres membres du PJ Harvey Trio (la formation qui était la depuis le premier album). Elle s’est isolée dans sa maison de campagne et elle a écrit cette nouvelle série de chansons tirant dans tous les sens. C’est au moment d’enregistrer que les changements ont été encore plus drastiques. Fini le son constamment agressif et sans fioritures dans ses sitedemo.cauctions. Bye Bye Steve Albini, bonjour Flood et John Parish. À ce moment de sa carrière, Flood avait déjà travaillé avec Nick Cave And The Bad Seeds, Depeche Mode, Nine Inch Nails et plusieurs autres. John Parish était resté en contact avec Polly pendant toute l’existence de son trio qu’elle avait fondé avec deux autres membres d’Automatic Dlamini, le groupe de John dont elle avait brièvement fait partie. Véritable architecte de la guitare, il est l’un des fréquents collaborateurs de la menue chanteuse depuis ce disque, autant que l’ex Bad Seeds Mick Harvey, qui participe également à To Bring You My Love. C’est avec ce line-up de feu que PJ atteindrait le son tout en nuances qui a fait sa renommée mondiale. C’est peut-être devenu moins corrosif, mais le mordant est toujours demeuré.
L’album s’ouvre avec la chanson titre et son riff de basse répétitif qui serpente tout doucement dans le cerveau de l’auditeur en faisant planer une promesse vaguement menaçante. PJ s’époumone en fin de parcours: «Forsaking heaven/Curse god above/Lay with the devil/Bring you my love». Voilà qui donne le ton pour la suite des choses.
Avec Meet Ze Monsta à titre de seconde pièce, on rentre à pieds joints en territoire très rock. Un rock fuzzé où le monstre en question est représenté par le travail colossal de sitedemo.cauction. Jamais auparavant un morceau de PJ n’avait été aussi lourd. Ses plus proches cousins (Naked Cousin et One Time Too Many) ont été conservés pour les b-sides de l’album par souci de concision. Ce qui ne m’empêche pas de vous les recommander chaudement.
Jamais on n’aurait pu retrouver sur les albums précédents un morceau aussi étrange que Working For The Man, sombre parallèle entre la religion et la prostitution racontée par une narratrice quasi chuchotante qui semble cachée dans un garde-robe. Indice des avenues plus expérimentales qu’empruntera parfois la musique de mademoiselle Harvey dans les années suivantes.
Ce n’est pas une hallucination, des instruments à cordes autres que la guitare enveloppe l’excellente Come On Billy, plaidoyer pour le retour de son homme qui l’a abandonné avec son enfant. Je parle bien sûr du personnage et non pas de Polly elle-même. Si les médias ont souvent tenté de faire des parallèles entre les chansons et la vie privée de l’artiste, il ne faut pas se leurrer. Comme son ancien amoureux Nick Cave, elle écrit toujours ses chansons comme d’autres écrivent du théâtre.
Teclo est la balade très émotive qui clôt la première moitié de l’album sous les couleurs du désespoir et de la langueur pour un amour disparu dans les limbes de la mort: «Teclo your death/Will send me to my grave/I learn to beg/I learn to pray/Send me his love/Send him to me again».
Ça repart en fou avec Long Snake Moan, une autre puissante attaque dans laquelle la voix de PJ, distorsionnée et hurlante, est couchée sur un lit de solides riffs de Harvey et Parish.
C’est la sombre histoire de meurtre d’enfant de Down By The Water qui étrangement deviendrait le plus grand succès de PJ à ce jour. Avec sa mélodie indélébile et son ambiance créée par des orchestrations savamment étudiées, c’est la chanson la plus instantanément remarquable de l’album. Pour certains, il s’agit du véritable «highlight» de l’album et c’est tout à fait justifiable.
I Think I’m A Mother est une chanson énigmatique qui évoque l’histoire d’une femme qui tombe enceinte suite à un viol et qui décide de garder l’enfant. La chanson s’inspire avec brio du vieux blues américain pour faire place au folk rock survolté et nappé d’orgue de Send His Love To Me.
C’est The Dancer qui clôt l’album en beauté et qui ferme ce premier chapitre de la réinvention de Polly Jean Harvey en artiste très polyvalente qui ne sera désormais limitée que par sa propre imagination. Ce même disque a aujourd’hui vingt ans et sa créatrice collaborera encore souvent avec Flood et John Parish à des moments piliers de sa carrière (Is This Desire?, White Chalk, Let England Shake). C’est un peu grâce à ce changement de direction qu’on parle encore de la dame avec autant d’admiration aujourd’hui. Il y a de quoi: c’est quand même la seule artiste de l’Angleterre a avoir remporté le prix Mercury deux fois dans une même vie (Stories From The City, Stories From The Sea en 2000 et Let England Shake en 2011).
J’en parle presque comme certains parlent d’une divinité et j’ai de la difficulté à m’arrêter même. C’est qu’elle trône solidement en tête de mes artistes favoris depuis longtemps la PJ.
Je ne dirais pas qu’il ne s’est rien fait de bon dans la musique d’auteure-compositrice-interprète depuis qu’elle est là. Reste qu’elle aura toujours la tête hors de l’eau ainsi qu’une bonne longueur d’avance dans cette mer d’artistes qu’elle continue d’inspirer à ce jour.