Critiques

Rone

Room with a View

  • Infiné Musique
  • 2020
  • 63 minutes
8,5
Le meilleur de lca

Rone est le projet solo du compositeur et producteur français Erwan Castex, actif depuis un peu plus de dix ans sur la scène européenne, se démarquant musicalement avec des trames atmosphériques construites à partir de séquences électroniques, de mélodies arpégées et de percussions dansantes. Sa musique s’apprête autant à une paire d’écouteurs qu’à un boiler room, dualité qui témoigne de la capacité de Castex à passer du studio à la scène, de l’écoute de chambre à la performance live. À partir de Creatures (2015), la qualité du phrasé musical a semblé franchir un seuil au-dessus duquel les thèmes sont devenus malléables, plus vivants, comme libérés en partie des contraintes numériques. Le phénomène s’est poursuivi sur Mirapolis (2017), créant une trame sonore dystopique inspirée d’un mélange entre Metropolis (un film de Fritz Lang) et Mirapolis, un parc d’amusement des années 80. Rone est de retour avec Room With A View, un cinquième album dont le thème a trait moins à un lieu qu’à un état d’esprit, une ouverture d’esprit qui fait en sorte qu’avec l’autre, on a une meilleure vue d’ensemble, et probablement le meilleur album de Rone.

Lucid Dream apparaît comme un brouillard dense, progressant sur une pulsation étouffée, accompagnée par moment d’un accord aspiré. On ressent la structure électronique derrière le mouvement, sans pour autant s’ancrer au sol, celui-ci reste léger et flottant avec sa sonorité de verre réverbéré. La ligne mélodique se densifie et se contorsionne en fonction du niveau de saturation, bien encadrée par le battement de plus en plus présent aux percussions. La Marbrerie commence de façon dissonante pour passer à une mélodie particulièrement harmonieuse, supportée par un rythme hip-hop très bien découpé. Le pont fait place à un roulement dans les basses décorées par un piano dans les aigus, élaborant sur les percussions pour renchérir le motif principal. Le deuxième pont fait monter la pièce dans les montagnes à une élévation épique, repoussant la réverbération vers le lointain tout en conservant le rythme bien aux pieds. L’interlude Sophora Japonica part sur une boucle arpégée qui tourne au-dessus de son contrepoint dans les basses, variant progressivement le filtre de fréquence vers une conclusion très claire, presque saturée de clarté. Gingko Biloba démarre également sur une boucle arpégée en écho, mais cette fois-ci avec une sonorité plus près du yangqin (cithare frappée). La deuxième ligne mélodique au synthétiseur apporte un effet planant pendant que la basse et le rythme fait plutôt tomber ça dans du hip-hop à la sonorité asiatique.

Nouveau Monde ouvre sur un motif au gamelan, bien placé dans le temps au-dessus d’un kick techno et en avant d’une trame ambiante bien ficelée. Le tempo s’accentue avec une boucle arpégée à la flûte synthétique, passant à un pont meublé de citations post-capitalistes. Room With A View ralenti le rythme en prenant forme à partir de fragments sonores qui se réunissent en une séquence arpégée, celle-ci prenant en ampleur et en volume pour atteindre un seuil dramatique. Le Crapaud Doré sautille comme une pluie de notes au clavecin doublée de filaments harmoniques, montant en intensité comme un orage qui prend son souffle. L’ouverture est remplacée par une mélodie au clavecin, interprétée de manière à conserver le thème sombre et mélancolique. Liminal Space marque une pause avec son espace bruité, réverbéré comme dans un couloir de béton, froid et humide. La pulsation s’amplifie et crée une rythmique machinale industrielle, gonflée par la ligne de basse synthétique.

Human arrive lentement du lointain sur une suite d’accords à l’orgue, un peu comme une suite de rayons de soleil triomphant du néant. Le mouvement est doublé par un hymne central au synthétiseur, et triplé par un autre clavier plus rythmé. Le tout mène à un thème mélodique épique qui fait planer pendant un moment, jusqu’à ce que la masse synthétique laisse la place à un chœur de voix a capella. La transition donne des frissons, un peu comme une libération des outils électroniques qui mènent à se retrouver autour d’un feu, le temps d’un air rassembleur. Wow. Babel permet de continuer sur un ton triomphal avec un enregistrement de discussion de groupe qui passe à une ligne mélodique néo-classique, comme une trame sonore de fait vécu qui prend son envol avec les cuivres et les synthétiseurs arpégés. Esperanza conserve l’altitude de façon plus percussive, comme une marche militaire à travers laquelle le thème mélodique se densifie. La montée passe à un deuxième segment plus dansant, reprenant la boucle en lui ajoutant une guitare électrique Baléare bien ensoleillée. Un kick techno étouffé ouvre Raverie pendant qu’un filament de notes flotte vers les oreilles, éventuellement accompagné d’une séquence percussive texturée. Bien que la séquence initiale se répète pendant presque huit minutes, les variations entre les différents éléments créent une respiration globale qui mène à un plateau très dense, criant momentanément comme un train et terminant son parcours dans le moteur de celui-ci. Solastalgia apparaît en échantillons réverbérés enveloppés par une mélodie à l’orgue, guidée par une voix qui semble pratiquer des syllabes. La ligne mélodique se développe en trame new age, façon Enigma, et ça se conclut presque de façon a capella avec les syllabes entendues en ouverture.

Room With A View se termine et laisse l’impression qu’il vient de se passer quelque chose, un sentiment d’avoir partager un moment unique, un peu comme le hasard de croiser quelqu’un qui nous a manqué, et cette façon que les retrouvailles arrêtent le temps. Comme il a l’habitude d’atteindre des points culminants dans ses pièces, Castex parvient à une nouvelle étape dans la maîtrise de la matière synthétique, réussissant à la développer comme si elle était organique, celle-ci greffée naturellement à des thèmes musicaux et des élans percussifs qui oscillent entre l’ambiant et le dansant. L’équilibre entre les deux formes fait ressortir un caractère homogène qui a pour effet que tout semble à sa place prêt à arrêter le temps pendant soixante minutes.

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