The Mountain Goats
Songs for Pierre Chuvin
- Merge Records
- 2020
- 27 minutes
La pandémie de COVID-19 a amené son lot de remises en question pour les artistes. Si plusieurs ont reporté la sortie de leur disque, d’autres l’ont devancée. On a même eu droit à des live inédits, soit sous la forme d’albums complets (Father John Misty) ou de sessions exclusives sur YouTube (Oh Sees). Dans le contexte, le nouveau The Mountain Goats est arrivé comme une surprise totale le mois dernier.
Confiné dans sa maison de Durham, en Caroline du Nord, John Darnielle a eu l’idée d’enregistrer dix chansons en dix jours, seul avec sa guitare, et surtout avec son vieux lecteur à cassettes de marque Panasonic. L’album a été lancé pratiquement sans avertissement sur Bandcamp le 10 avril dernier, et doit sortir uniquement sur cassette en juin. Surtout, Darnielle a promis de verser les revenus tirés de la vente de l’album à ses collègues des Mountain Goats et à toute leur équipe de tournée.
Intitulé Songs for Pierre Chuvin, l’album est inspiré du livre Chronique des derniers païens de cet historien français spécialiste de la Grèce antique, mort à l’âge de 73 ans en 2016. L’ouvrage, paru en 1990, décrit le triomphe du Christianisme dans l’Empire romain en adoptant le point de vue des vaincus, les « païens ». Pareil choix de sujet peut sembler rébarbatif, mais ceux et celles qui connaissent l’œuvre de Darnielle ne seront pas surpris de la démarche, lui qui est un habitué des albums aux concepts parfois touchants (Get Lonely est un disque complet sur le thème de la solitude) ou farfelus (In League with Dragons, inspiré du jeu Donjons et Dragons).
Le choix d’une esthétique la plus lo-fi qui soit marque aussi une sorte de retour aux sources pour Darnielle. En effet, c’est de cette manière que les premiers disques des Moutain Goats ont été enregistrés au milieu des années 90 (avec le même lecteur à cassettes, apparemment!), jusqu’à ce que la formation signe avec l’étiquette 4AD en 2002 et opte pour un son plus raffiné. À l’époque, certains fans avaient critiqué la décision, y voyant un accroc au sacro-saint principe qui veut qu’un artiste folk perde son authenticité s’il modifie son style afin de s’ouvrir à la technologie.
La beauté de ce Songs for Pierre Chuvin réside dans son côté intemporel et pourtant ancré dans son époque. De par son approche dépouillée, voilà un album qui aurait pu sortir il y a des décennies, tellement il s’inscrit dans une tradition qui remonte jusqu’à Woody Guthrie dans les années 40. En même temps, voilà une œuvre née de la pandémie, et qui en exprime les aspects les plus sombres (le confinement, la solitude), mais aussi les plus lumineux (la générosité, la richesse de la création).
La réussite de Darnielle est aussi d’avoir créé des chansons qui semblent évoquer le monde actuel, malgré leurs références à l’Antiquité. Le ton est donné dès l’excellente Aulon Raid, qui pourrait devenir le chant de ralliement de toute communauté menacée d’extinction, comme l’étaient les païens du sixième siècle :
« Here in the heat of the onslaught
I am the one
Me and my crew
We will deal with you ».
– Aulon Raid
Plus loin, sur Their Gods Do Not Have Surgeons, il est difficile de ne pas penser à la pandémie et à ses effets sur notre vie en société lorsque Darnielle chante : « Return the peace you took from me / Give me back my community ». La plus puissante de toutes s’avère peut-être Exegetic Chains, où il fait référence à sa chanson This Year, de l’album The Sunset Tree (2005), en nous invitant à ne pas céder au désespoir en temps de crise :
« Say your prayers to whomever you call out to in the night
Keep the chains tight
Make it through this year
If it kills you outright ».
– Exegetic Chains
Je me suis demandé ces derniers jours si mon appréciation de Songs for Pierre Chuvin n’était pas un peu teintée par le contexte de sa création. Difficile en effet de ne pas s’émouvoir devant un album créé dans l’urgence dans le but de soutenir ses amis et collègues. Mais si mon côté rationnel reconnaît que les limites sur le plan de l’instrumentation et le côté forcément un peu brouillon de l’enregistrement peuvent entraîner une certaine redondance en deuxième moitié d’album, la puissance des textes et l’honnêteté de la démarche l’emportent largement sur le reste.