John Carroll Kirby
My Garden
- Stones Throw
- 2020
- 32 minutes
Lancer un album par les temps qui court, c’est à la fois essentiel et un geste d’une belle futilité. Une envolée poétique en plein cœur d’une absurdité ambiante oppressante. John Carroll Kirby a décidé de lancer deux galettes pour tenter d’accompagner cette détresse qui submerge l’intime tout comme le mondial. Conflict, quoique très intéressant, a été lancé précipitamment en réaction à la pandémie. My Garden fut réfléchi comme son premier album officiel sur Stones Throw, et ça paraît. C’est un projet d’un artiste en pleine possession de ses moyens qui nous offre un moment de répit circonscrit, un safe space sonore ou se reposer du monde, ou de soi-même.
Album complètement instrumental Kirby mélange jazz ambiant, séquence de rythmes hip-hop classique, R’n’B et de curieuses percussions avec un naturel qui lui donne des airs étranges d’un guru bobo (et je ne parle pas juste de la pochette de l’album). Solange, Blood Orange et Sébastien Tellier sont certains des artistes qui, au courant des dernières années, sont allés chercher l’expertise du compositeur et producteur pour sa vision « new new age » (Vous avez une meilleure idée de style? Je suis preneur!). Certains synthétiseurs ont presque une texture collante, d’autres sont cristallins. Ensemble, ils traduisent parfaitement les sensations de n’importe quel après-midi de paresse au soleil.
Carroll Kirby crée des pièces, des jardins dans lesquels on peut s’asseoir, se prélasser et s’imprégner de la faune et la flore sonore qu’il a méticuleusement, ou non, jouée. C’est ce qui est fascinant et plaisant avec My Garden, c’est ce doute : est-ce que c’est de l’improvisation ou une composition obsessive dont chaque changement de vélocité de synthétiseur est réfléchi? On ne peut jamais être certain pour ainsi laisser place à une série d’ambiances qui apparaissent naturelles, évidentes.
De mélodies à rythmes, ils se répondent sans effort. Se complétant dans une harmonie qui s’affirme au fil des écoutes. On pense avoir entendu certains sons, ou les redécouvrir après de longues années d’oubli. On y perd la notion du temps. Les réverbérations se confondent, mais chaque pièce a sa personnalité propre. Des espaces cinématographiques ouverts à l’esprit et l’imagination de celle ou celui qui l’écoute. Certains pourraient trouver le tout répétitif parfois. Peut-être qu’une paire d’écouteurs pourra vous aider à découvrir de nouvelles nuances afin de plonger dans le doux état de flottement qui traverse l’album.
La musique d’ambiance minimaliste peut avoir un statut ingrat : mièvre et fade dans la salle d’attente ou du hip-hop « lo-fi » d’une énième liste de lecture YouTube. Une ambiance minimaliste peut être plus nuancée que l’attitude blasée d’une jeune fille aux airs manga portant des écouteurs disproportionnés. L’inventivité dépasse toujours les préjugés de catégories surutilisées. À choisir un seul exemple, je n’aurais d’autre choix que de prendre Wind où l’intemporalité fragile d’un solo au piano se métamorphose en un rythme synthétique apaisant et riche. La finale en une nouvelle séquence de piano, triturée par des superpositions électroniques, est à couper le souffle, en tout cas, le mien.
Avec My Garden, John Carroll Kirby arrive à naviguer sans peine entre Érik Satie et Brian Eno en y ajoutant une énergie R’n’B indescriptible. Un tour de force épuré aérant l’esprit.