Critiques

Jessica Moss

Phosphenes

  • Constellation Records
  • 2021
  • 41 minutes
8,5
Le meilleur de lca

La violoniste Jessica Moss est maintenant l’une des figures les plus respectées de la scène expérimentale montréalaise. On la connaît bien sûr pour son travail avec Thee Silver Mt. Zion mais son œuvre solo mérite tout autant notre attention. Sur son nouvel album Phosphenes, elle atteint un sommet en matière d’évocation lyrique, proposant une magnifique œuvre de chambre par le seul pouvoir de son instrument.

Moss a essentiellement toujours travaillé de façon individuelle pour ses albums solos, multipliant les pistes de violon et explorant les différentes possibilités texturales de l’instrument, jouant tantôt à l’archet, tantôt avec les doigts, pour donner l’impression d’un véritable ensemble à cordes. Elle n’a jamais craint non plus de recourir à divers effets électroniques (loops, distorsion, etc.) pour modifier le son de son violon afin de créer des pistes de fond s’approchant davantage du drone, au-dessus desquelles se déploient des mélodies furtives ou contemplatives de style minimaliste.

Le mot « phosphène » réfère à la sensation de voir une lumière même lorsqu’on a les yeux fermés, comme après avoir fixé une source lumineuse intense par exemple, et qu’il subsiste des taches dans notre champ visuel. Le titre ne saurait être mieux choisi afin d’illustrer la musique que Moss propose sur son troisième album et qui alterne entre zones sombres et d’autres plus lumineuses mais sans que la cassure ne soit tout à fait franche, comme si cette beauté ne s’en trouvait que plus menacée.

En un peu plus de 40 minutes, Phosphenes nous fait passer par une série d’émotions tandis que la musique explore différentes traditions, du néo-classique au minimalisme en passant par le drone, la musique électronique expérimentale et l’ambient. Toute la première face est consacrée à la suite Contemplations, divisée en trois mouvements, et qui se révèle d’une beauté magistrale. Basée sur un simple motif de quatre notes que Moss a développé lors d’une improvisation avec le guitariste Mathieu Ball (Big Brave), la pièce s’inscrit dans la mouvance néo-classique et on peut certes y entendre une parenté avec la Symphonie des chants plaintifs du compositeur polonais Górecki. Après un premier mouvement plus sombre, la musique se déploie avec davantage de grâce dans le second, avec un côté très épuré qui en renforce toute la charge émotive, avant de s’achever dans la sérénité dans le troisième. Une œuvre bouleversante, qui évoque par moments l’esthétique du lamento issue de l’opéra baroque.

La face B s’ouvre avec l’inquiétante Let Down, qui montre le côté plus « abrasif » de Moss, à cheval entre le drone, la musique contemporaine et la trame sonore de film d’épouvante. L’accent n’est pas mis sur les mélodies ici, mais sur les capacités percussives du violon, tandis qu’une pulsation de plus en plus oppressante menace de tout emporter. La suivante Distortion Harbour poursuit un peu dans la même veine mais avec encore plus d’effets électroniques, notamment sur la voix de Moss qui s’en trouve transformée en quelque chose de quasi inhumain. On reconnaît ici la touche de Radwan Ghazi Moumneh (Jerusalem In My Heart) qui a mixé l’album.

Le tout s’achève avec la délicate Memorizing and Forgetting, sur laquelle Moss joue également du piano et de la guitare. Avec ses airs de comptine, c’est la conclusion parfaite, celle qui nous laisse avec une sensation d’apaisement, même si les chœurs (Moss chante en duo avec Julius Lewy) ont quelque chose d’un peu mystérieux, avec ce mélange de registres, grave et aigu, et un effet d’écho qui les amplifie.

Créé en plein confinement, Phosphenes est un album unique, qui arrive parfaitement à saisir l’étrangeté de notre époque et à l’exprimer, sans même le pouvoir des mots. C’est une œuvre exigeante mais qui n’a pourtant rien d’hermétique. Il ne tient qu’à nous de prendre le temps de la recevoir et de nous laisser emporter par elle. Vraiment, c’est une des plus belles propositions de 2021, tous genres confondus.