Critiques

Jerusalem In My Heart

Qalaq

  • Constellation Records
  • 2021
  • 42 minutes
7,5

Jerusalem In My Heart est le projet qui sert de paravent aux créations de Radwan Ghazi Moumneh. L’homme a quatre albums studio dans sa besace et un de ces longs formats a même été conçu avec la formation Suuns (2015). Il est également l’un des fondateurs du studio d’enregistrement montréalais Hotel2Tango, en compagnie de Howard Bilerman, Efrim Menuck et Thierry Amar, tous des membres des collectifs Godspeed You! Black Emperor et Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra.

C’est en 2005 que Moumneh donne vie à Jerusalem In My Heart en présentant des performances en concert. En restaurant et en transposant sur écran des pellicules 16 millimètres, un peu fanées, la collaboratrice Erin Weinsberger accentue le souffle poétique qui se dissimule dans les créations sonores de Moumneh. Depuis ce temps, le musicien s’affaire à orientaliser le vaste spectre des musiques électroniques et contemporaines. Cette démarche novatrice a grandement solidifié sa réputation au point où plusieurs artistes ont fait appel à ses services en tant que réalisateur (Suuns, Big Brave, etc.).

Jerusalem In My Heart est de retour avec une nouvelle production intitulée Qalaq, un mot arabe qui signifie « profonde inquiétude ». Faisant appel à une liste exhaustive d’invités — Moor Mother, Tim Hecker, Greg Fox, entre autres —, la démarche artistique de Moumneh, cette fois-ci, diffère sensiblement. En fait, chacun des invités lui a envoyé des pistes sonores enregistrées à distance. L’artiste a ensuite greffé les sonorités orientales qui ont toujours caractérisé son art à des pistes occidentales totalement assumées. Aux premières écoutes, les pièces de ce nouvel album évoquent une sorte d’orchestre désuni, mais au fil des auditions ce magma sonore met en évidence les émotions à fleur de peau de tous les participants.

Les pièces de la deuxième partie de cette création, toutes nommées Qalaq, sont numérotées en ordre croissant pour évoquer l’insoutenable niveau de violence qu’a subi le Liban au cours des deux dernières années, pays d’origine de Moumneh. La gestion désastreuse de l’afflux massif de migrants palestiniens — mouvement populationnel causé par les nombreuses campagnes de bombardements israéliens sur la bande de Gaza — et la corruption endémique qui a mené à deux déflagrations dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020, et qui a coûté la vie à 220 personnes, sont les récents traumatismes vécus par les Libanais.

Qalaq est une œuvre en parfaite adéquation avec l’intention artistique de son auteur qui exprime sans retenue l’anxiété qui l’habite quant à l’avenir du Liban. En entremêlant, les habituelles sonorités orientales à celles de ses comparses occidentaux, Moumneh tente d’unifier symboliquement deux civilisations qui, depuis trop longtemps, entretiennent obstinément leur opposition. Ces morceaux, volontairement triturés et passés au hachoir, font certes ressentir l’écart idéologique qui existe entre les deux cultures, mais font également voir l’immense potentiel d’unification qui pourrait survenir si chacune des parties y mettait du sien.

Dans l’introductive Abyad Barraq, le batteur Greg Fox (Liturgy) expose son savoir-faire percussif avec frénésie dans la première partie de la pièce pour ensuite s’effacer afin de faire place à un moment apaisé, gracieuseté de Moumneh. Dans ‘Ana Lisan Wahad, le tribalisme rythmique combiné au son habituel de Jerusalem In My Heart, nous plonge directement dans les rues de Beyrouth en pleine révolution. Dans Qalaq 3, la rencontre entre l’univers de Moumneh et celui de la poétesse, musicienne et activiste, Camae Ayewa, alias Moor Mother, est émouvante :

Situated between the cracks of a broken tomorrow

I worry

– Qalaq 3

Dans Qalaq 7, la collision entre la musique expérimentale de Tim Hecker — basée sur les défaillances électroniques (glitchs) — et l’approche de Moumneh nous immerge dans une atmosphère post-apocalyptique brumeuse et angoissante.

Sans l’apport visuel d’Erin Weinsberger, la musique de Jerusalem In My Heart est parfois déroutante. Mais en ayant en tête la « profonde inquiétude » manifestée par l’artiste tout au long des treize pièces de ce Qalaq, l’écoute de cette trame sonore en sera grandement facilitée.

Ne serait-ce que pour mieux comprendre l’ampleur des souffrances du peuple libanais, Qalaq vaut la peine qu’on y prête l’oreille.

Inscription à l’infolettre

Ne manquez pas les dernières nouvelles!

Abonnez-vous à l’infolettre du Canal Auditif pour tout savoir de l’actualité musicale, découvrir vos nouveaux albums préférés et revivre les concerts de la veille.