Fiona Apple
Fetch the Bolt Cutters
- Epic Records
- 2020
- 52 minutes
« Kick me under the table all you want
I won’t shut up, I won’t shut up
Kick me under the table all you want
I won’t shut up, I won’t shut up »
– Under the Table
En 1996, lorsque le clip de la chanson Criminal a été diffusé en rotation intensive sur MTV, Fiona Apple a été catapultée contre son gré dans le monde cruel de la célébrité instantanée. Tiré de l’album Tidal, cet immense succès l’a statufiée en tant que symbole sexuel de sa génération. Ce que personne ne savait à l’époque c’est que l’artiste était atteinte d’un trouble de la personnalité antisociale en plus d’avoir été agressée sexuellement durant son enfance…
Fiona Apple a donc rapidement compris qu’elle devait se tenir à l’écart de ce qu’on appelle « l’industrie du disque et du spectacle ». Très tôt, elle a développé un instinct de survie fortement inspiré par le « do it yourself » du mouvement punk.
En 1999, elle nous balançait le controversé When the Pawn Hits the Conflicts He Thinks Like a King…; une création résultant en partie de la douloureuse rupture avec son conjoint de l’époque, le cinéaste Paul Thomas Anderson. 6 ans plus tard, elle récidivait avec l’excellent Extraordinary Machine; un album dont la sortie fut plus d’une fois retardée, car la maison de disques ne le trouvait pas assez vendeur. En 2012, elle lançait ce qui est considéré encore aujourd’hui comme son chef-d’œuvre : The Idler Wheel Is Wiser than the Driver of the Screw and Whipping Cords Will Serve You More than Ropes Will Ever Do.
Vendredi dernier, le très attendu Fetch the Bolt Cutters faisait son apparition. Réalisé par Fiona Apple elle-même et enregistré dans la demeure où elle vit dans une certaine réclusion depuis plusieurs années, ce nouvel album porte sur la véritable personnalité d’une artiste par opposition à celle qui est fabriquée de toute pièce par les médias de masse ou par le sacro-saint marketing. À travers les thèmes de la maltraitance féminine et de la liberté d’expression jusqu’au-boutiste, Apple souhaite être entendue (à défaut d’être comprise), et ce, malgré la « différence » qui l’habite.
De façon crue, elle n’hésite pas à s’attaquer à l’establishement masculiniste états-unien actuellement au pouvoir. Dans For Her, on peut y déceler une référence à peine voilée à la nomination controversée de Brett Kavanaugh à la Cour Suprême des États-Unis. Kavanaugh fut soupçonné d’avoir agressé sexuellement une femme lors d’une soirée arrosée. Les deux protagonistes étaient alors d’âge mineur.
« Well, good morning ! Good morning !
You raped me in the same bed your daughter was born in »
– For Her
Musicalement, elle nous offre une mixture d’indie-pop, de soul (Ladies) et de musique expérimentale (la conclusion de Fetch the Bolt Cutters), l’ensemble bonifié par des percussions souvent tribales (On I Go), et par son jeu pianistique saccadé qui évoque l’approche du jazzman Thelonious Monk. Fidèle à son habitude, elle érige de magnifiques mélodies au débit effréné, enrichies par des superpositions vocales, des susurrements et des inflexions parfois dissonantes (I Want You To Love Me). Une approche vocale unique rarement entendue en musique populaire.
Malgré les influences maintes fois citées par l’artiste (Kate Bush, Joni Mitchell et Billie Holiday), ce nouvel album se rapproche plutôt du classique de Tom Waits : le sauvage Bone Machine (1992); l’inventivité mélodique de Fiona Apple surpassant même celle du vétéran.
Le contraste entre l’écriture raffinée, complexe et intemporelle des chansons de Fiona Apple et le ton délibérément provocateur constituent le génie de ce grand disque. Peu d’artistes sont en mesure de maîtriser ce jeu d’équilibriste risqué. Elle crache son fiel avec un courage qui l’honore, avec une franchise perturbatrice, tout en demeurant parfaitement avant-gardiste. Une prouesse.