Christian Scott
Ruler Rebel
- Stretch Music
- 2017
- 34 minutes
Christian Scott a dévoilé, plus tôt cette année, la première partie de ce qui sera bientôt une trilogie. Il y exploite plus profondément son concept de « Stretch Music » qui fut initié dans son dernier album. Après s’être forgé une forte réputation dans la communauté jazz avec la sonorité très caractéristique de son jeu (dû en partie à ses trompettes faites sur mesure par Adams Instruments) et de ses mélodies accrocheuses, le louisianais a choisi de s’éloigner très loin des sentiers battus par le jazz. On assiste depuis peu en musique à une remontée de l’intérêt du hip-hop pour un jazz plus poussé. Or, on assiste ici à l’effet contraire : de la musique à priori jazz se voit colorée de très fortes influences hip-hop. C’est un mouvement relativement populaire dans le jazz actuel, mais Ruler Rebel est beaucoup plus assumé et explicite en ce sens. Et le « Stretch Music » de Scott s’étend beaucoup plus loin que le hip-hop. Son jazz est maintenant une grande soupe de styles et d’influences qu’il manie parfois avec une grande aisance… et d’autres fois plus difficilement.
Commençons par les aprioris. Le son de Scott est l’un des sons de trompette les plus originaux et plaisants à écouter. Il est précis, mais tout de même rond et chaud, et ce autant dans les aigus que dans les graves. Son jeu est, comme toujours, excellent, et celui de ses musiciens l’est tout autant. La flûtiste, Elena Pinderhughes, saute les octaves avec une aisance hors du commun en gardant un son anormalement décontracté, les trois batteurs et percussionnistes gardent la section rythmique en haleine avec des grooves – pour la plupart — intrigants. Bref, tout est là niveau talent. Évidemment, Christian Scott n’allait pas s’entourer de néophytes pour mener à bien un tel projet.
La sitedemo.cauction est bien exécutée dans la majorité de l’album; elle constitue une autre dimension de l’aspect pop de la musique du trompettiste. Beaucoup de travail de panoramisation est appliqué un peu partout dans l’album, et ce de manière interactive — par opposition à statique, où l’on assigne à chaque instrument une place fixe dans l’espace. Cette manière de faire n’est pas beaucoup utilisée dans une sitedemo.cauction jazz habituelle, et ce, même pour la majorité du jazz contemporain. Beaucoup d’effets inhabituels sont utilisés de façon très créative, comme du « bitcrushing » sur un piano ou du fuzz sur une trompette. Voilà une autre mode très actuelle dans la musique pop plus expérimentale. On voit donc résolument ici le Stretch bien aimé du trompettiste.
Jusque là, tout va bien. Les instrumentistes sont excellents, les compositions sont accrocheuses sans être fromagères (à l’exception de New Orleanian Love Song II, qui a une progression un peu paresseuse et beaucoup trop « gangsta » à mon goût – mauvaise référence à Still D.R.E.? ). Le concept est intéressant et le son de Scott est exquis presque partout sur l’album… Mais il y a deux problèmes majeurs avec l’œuvre. Premièrement, l’écoute de l’album nous laisse sur notre faim au niveau de la cohérence; il ne semble avoir aucune ligne directrice claire. Entre Rise Again, version inutilement trap de l’initialement excellente Sunrise in Bejing, et la presque brésilienne New Orleanian Love Song, on trouve peu de rapports visibles. Les pièces sont courtes et parfois mal développées (autre partie de son influence hip-hop qu’il aurait dû négliger), malgré que l’on sache très bien que Scott est capable de petits bijoux à ce niveau.
Deuxièmement, Scott semblait penser qu’il ne suffisait que d’un rythme générique de trap pluggé dans une copie de TR-808 pour faire une référence intéressante au hip-hop, et ça donne certains passages assez dérangeants. Le son des drum machines, partout où ils apparaissent (à l’exception des deux dernières pièces) semble si peu travaillé que ça donne juste une sauce disparate de styles qui semblent alors incompatibles. Dommage! Le trompettiste nous a prouvé l’exact opposé dans son excellent dernier album avec Tantric. Ce manque de perfectionnisme est probablement dû à l’ambition superflue de sortir trois albums en un an — non sans rappeler les extravagances actuelles de King Gizzard.
Aussi intéressant soit-il par moments (les trois dernières pistes sur l’album sont excellentes, par exemple), et même s’il est peut-être une erreur d’expérimentation nécessaire pour que Christian Scott arrive à rendre avec intégrité son idée du Stretch Music, l’album comme un tout n’est pas très bon. À mon avis, même s’il Stretch moins sa musique, l’album précédent était bien meilleur que celui-ci. Tout ce qu’il reste à espérer, c’est que c’est une mauvaise passe, et que le reste de la trilogie sera à la hauteur du virtuose. Et sinon, on va continuer à écouter Stretch Music en attendant son prochain coup de génie.
Ma note: 5/10
Christian Scott
Ruler Rebel
Stretch Music
34 minutes