Critiques

clipping.

Visions of Bodies Being Burned

  • Sub Pop Records
  • 2020
  • 53 minutes
8,5
Le meilleur de lca

Depuis mon premier contact avec clipping., soit leur mixtape Midcity en 2013, j’ai toujours été divisé entre admiration et irritation. Ce trio de hip-hop alternatif californien a toujours eu beaucoup d’ambition dans ses concepts, mais cette ambition est fréquemment court-circuitée par des pulsions contradictoires.

Cette contradiction, je la perçois entre le travail du rappeur Daveed Diggs et celui des beatmakers derrière lui, Jonathan Snipes et William Hutson. La technique de Diggs est impressionnante, son flow peut être d’une rapidité renversante, mais beaucoup de ses choix créatifs sont essentiellement conformistes. Ses textes jusqu’à présent ont contenu de nombreuses références à des classiques du hip-hop, notamment ceux d’Outkast, et on le sent porter sur ses épaules le poids d’un idéal d’authenticité stylistique ancrée dans le passé. À l’opposé, Snipes et Hutson sont aventureux et veulent ouvrir le hip-hop à de nouveaux horizons et des sources d’échantillonnage rarement explorées dans le genre (noise, musique de film, musiques concrète, expérimentale et industrielle, etc.).

Quand clipping. a annoncé que son album Splendor & Misery en 2016 serait un album concept d’horreur et de science-fiction, ça me semblait prometteur. Daveed Diggs étant un acteur accompli à ses heures, je me suis dit que l’idée pourrait enfin unir avec cohérence toutes les forces du trio. Le résultat était toutefois inégal, un peu rigide et forcé. L’album suivant, There Existed an Addiction do Blood en 2019, était lui aussi un album concept, cette fois sur le thème du vampirisme. Comme l’a écrit Hugo Tremblay dans nos pages, l’exécution n’était toujours pas à la hauteur de l’ambition.

Cette année, clipping. a lancé Visions of Bodies Being Burned, qui se veut la suite de l’album précédent, et c’est l’album où les forces de clipping. sont enfin en symbiose. Comme avec There Existed, on nage en pleine horreur, cette fois en présentant diverses visions de l’enfer et de forces malveillantes. Le groupe affirme que les deux albums vont de pair et auraient été imaginés simultanément, mais j’y sens tout de même une nette progression.

Snipes et Hutson se servent de leurs forces tout en faisant preuve d’une grande liberté dans leurs explorations. La discordance et le bruit sont saupoudrés un peu partout, comme on peut s’y attendre avec eux. Une pièce repose en grande partie sur des éléments de musique concrète, et une autre est basée sur le travail de deux improvisateurs noise et jazz de premier plan, Jeff Parker et Ted Byrnes. Par-dessus le marché, la pièce finale est basée sur une « partition narrative » de Yoko Ono demandant aux musiciens de jouer la note de leur choix, mais une seule, dans la forêt au lever du soleil. Ça sonne exactement comme la partition le décrit et, curieusement, c’est plutôt bon.

Du côté des textes, Diggs plonge profondément dans les thèmes abordés, ce qui n’a pas dû être de tout repos étant donné les horreurs qu’il décrit. Il me semble plus décomplexé que jamais, mais ça ne le rend pas méconnaissable pour autant. Il y a encore des envolées de haute voltige verbale et rythmique qui ne semblent pas toujours bien servir le propos ou la musique, et il reprend certains de ses thèmes de prédilection, notamment les personnages féminins badass (dans la bruyante She Bad et la plus enjouée ‘96 Neve Campbell).

Les moments forts se succèdent d’une chanson à l’autre. Il y a notamment Say the Name, qui donne le ton à l’album en ouvrant sur une histoire digne de Rosemary’s Baby, Make Them Dead, qui superpose habilement pur bruit et refrains harmonieux, Pain Everyday, qui occupe Diggs avec une mesure en sept temps pour culminer en un feu d’artifice rythmique, et l’incroyable Enlacing, un petit chef-d’œuvre qui accomplit en un morceau absolument tout ce que clipping. avait suggéré jusqu’ici dans sa carrière. C’est une pièce de hip-hop terrifiante qui exprime simultanément la quête de plaisir, la confusion d’un bad trip et la peur paralysante qui accompagne les pensées morbides.

J’ai envie de dire que clipping. m’a eu à l’usure, que j’ai été trop sévère envers eux auparavant, mais ce n’est pas juste ça. Le trio est vraiment en train de devenir ce qu’il a toujours voulu être. Je l’admets: je suis totalement captif pour la suite.

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