Chroniques

Radiohead

Kid A

  • Parlophone Records / XL Recordings
  • 2000

Le 2 octobre 2000, il y a très exactement 20 ans, c’est avec un mélange d’enthousiasme et de perplexité que les fans et la critique musicale se plongeaient dans Kid A de Radiohead. En fait, plusieurs s’y plongeaient depuis trois semaines déjà, l’album ayant coulé sur Napster avant sa sortie. Suite improbable à OK Computer, album dont l’immense succès reposait entre autres sur des riffs de guitares à couper le souffle, Radiohead se ramassait avec Kid A là où personne ne les attendait. Il faut en effet attendre la quatrième chanson avant qu’une guitare soit clairement discernable. Et encore, il s’agit d’une guitare acoustique toute douce.

Rares sont les groupes à l’apogée de leur succès qui s’engagent dans un processus de renouvellement aussi profond, se détournant même de leurs instruments principaux pour créer quelque chose de complètement différent. Radiohead a eu cette audace. Bien entendu, ce qui devait arriver arriva, et le groupe a été conspué par de nombreux admirateurs. Courtney Love leur a même reproché de laisser tomber les amateurs de rock avec rien d’autre que Limp Bizkit à se mettre sous la dent. Vu sous cet angle, il est vrai que d’abandonner le rock au profit de la musique électronique était un sacré coup pour le public.

Mais l’effet inverse s’est aussi fait sentir. D’autres, comme moi, ont embarqué de plain-pied dans l’univers tortueux du groupe, jusqu’à développer une fascination profonde pour l’ensemble de l’oeuvre du groupe.

I’m a creep, I’m a weirdo

La tournée promotionnelle de OK Computer a été difficile pour Thom Yorke, le chanteur du groupe, qui ne se sentait pas du tout à l’aise avec la volonté de l’industrie musicale de faire de lui une vedette. Dans un article révélateur publié par The Wire en juillet 2001, il revient sur la tendance des médias de toujours considérer les paroles d’une chanson comme l’expression de quelque chose de personnel – OK Computer était pourtant un album concept. Il exprime de plus un profond malaise face à l’émergence de groupes s’inspirant ouvertement de son travail.

Ces sentiments ont mené le chanteur à, d’une part, s’éloigner du rock, de la tendance de celui-ci à créer un mythe autour de ses figures emblématiques. D’autre part, Thom Yorke a souhaité effacer sa personnalité derrière des paroles abstraites, parfois créées en associant au hasard des mots écrits sur des bouts de papier.

Résulte de ce processus un album dur à catégoriser. J’ai un souvenir relativement clair d’écouter Rebecca Makonnen, à MusiquePlus, décrire Kid A comme de l’électronica alors qu’on diffusait simultanément des images de Thom Yorke, Johnny Greenwood et Ed O’Brian rockant leurs guitares à grands coups de pics. Cette scène paradoxale est assez représentative de la réception médiatique de l’album, selon le compte rendu fait par Marvin Lin dans son excellent essai Kid A (coll. 33 1/3, Blossbury Publishing, 2009). Mais est-ce que cette étiquette appliquée selon lui par de nombreux médias de l’époque était bien choisie?

Il est vrai que l’album s’inscrit dans une démarche inspirée par la musique électronique. L’album reprend ainsi une approche déjà explorée entre autres par Portishead et Massive Attack, où se mélangent des interprétations en direct sur de vrais instruments à de l’échantillonnage, du séquençage, des loops, des effets. Kid A se démarque toutefois par l’hybridation particulière qu’il propose : tout à la fois électronica, krautrock, pop, avant-garde, free jazz, classique contemporain, sans vraiment appartenir à aucun de ces genres.

Les critiques, bien davantage que les auditeurs, ont ainsi été déroutées par ce mélange hétéroclite. Cela n’a toutefois pas empêché l’album de se hisser dans les tops de fin d’année en 2000, puis dans les compilations des meilleurs albums des années 2000. Il se classe d’ailleurs en 20e position dans le dernier top 500 des meilleurs albums de tous les temps publié par le magazine Rolling Stones le 22 septembre dernier, devant OK Computer, qui lui, arrive en 42e position.

Prévoir l’avenir du rock

À mon sens, c’est très précisément l’enchaînement de ces deux albums si radicalement différents qui a permis à Radiohead de s’imposer comme l’un des groupes (sinon LE groupe) les plus influents des 25 dernières années.

Comme Marx Hogan le soutenait il y a quelques années dans un article publié sur Pitchfork, OK Computer est en quelque sorte le dernier album de guitare à avoir réussi à obtenir à la fois un grand succès critique et commercial. On y voyait alors le futur du rock. On sait maintenant qu’il marquait plutôt la fin d’une époque et que c’est surtout son titre qui laissait envisager la suite. Et c’est surtout Kid A qui, vu de 2020, semble avoir réussi à prévoir l’avenir.

On peut en effet y voir en puissance plusieurs tendances musicales actuelles: la perte de vitesse du rock pur et dur au profit de musiques qui favorisent l’hybridation des genres, le mélange courant de nos jours de la guitare, de la batterie et des instruments électroniques, l’utilisation importante de l’ordinateur dans la création musicale. Autant de façons d’envisager la musique qui ne semblait pas évidente en 2000, mais qui sont devenues dominantes de nos jours.

La mise en marché de Kid A a aussi permis d’entrevoir ce que deviendrait le marketing à l’ère du numérique. Sa campagne de promotion reposait principalement sur une petite application appelée « iBlip ». Celle-ci permettait d’intégrer facilement à une page web des popups contenant un lien permettant de précommander l’album. Pendant ce temps, la promotion du disque se détournait des médias traditionnels en ne faisant pas paraître de simple et en limitant les entrevues (on pourrait presque croire que certains politiciens se sont inspirés de cette stratégie). Cela n’a pourtant pas empêché Kid A de se hisser au numéro un des palmarès des ventes dès sa sortie.

Mais c’est peut-être dans sa dimension sociopolitique que l’album était le plus annonciateur de tendances à venir. Certaines pièces aux titres évocateurs comme Optimistic ou Idiotheque laissent transparaître une vision sombre. Celle d’une société disloquée par la technologie et l’individualisme, d’un avenir bloqué par le corporatisme et les changements climatiques. Ça vous dit quelque chose?

Cette vision de l’avenir qui est en quelque sorte synthétisée, non sans ironie, par cette petite phrase que l’on peut lire dans la pochette de l’album, aux côtés de cette première apparition de l’ours génétiquement modifié qui est depuis devenu l’un des logos du groupe :

Take the money and then run.

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