Chroniques

Muzion

Mentalité Moune Morne (ils n’ont pas compris)

  • Vik Recordings
  • 1999

J’ai souvent fait des blagues avec des amis en affirmant que 1999 était l’année dorée de la pop. The Offspring avec son Americana, Mambo no 5 de Lou Bega… Au Québec, 1999 était pas mal plus l’année dorée du hip-hop. Coup sur coup, deux albums fondateurs pour la crédibilité du rap québécois sont sortis: 514-50 dans mon réseau de Sans Pression et Mentalité moune morne(ils n’ont pas compris) de Muzion. Les deux sont vraiment importants dans l’histoire musicale, mais je dois dire que Mentalité moune morne occupe une place spéciale dans ma tête. Il y a quand même des points objectifs qui font que ce premier album de Muzion est encore considéré comme une référence.

Avec Sans Pression, Muzion mélangeait habilement le français, l’anglais et le créole haïtien, sans hiérarchisation. Le choix de la langue était parce qu’elle desservait mieux un texte ou un autre. Par son propos, La vi ti-nèg n’aurait pas pu être chantée sans inclure du créole, vu son sujet, par exemple. On a beaucoup parlé du cas de Dead Obies qui écrivait en franglais. Certains poussaient même les hauts cris. Alaclair Ensemble a gouté à la critique aussi. Le groupe a répondu avec une boutade: les pochettes d’album incluent les pourcentages de français dans leurs textes. Avant eux, Muzion métissait les langues pour en faire un produit unique.

La présence importante de J-Kyll en fait aussi un album marquant. On sait que les pionniers du rap au Québec ont été des femmes, mais J. Kyll est certainement celle qui a eu une première bonne couverture médiatique. Avec son interprétation incroyable et sa façon de mordre dans les mots, elle livre un message puissant d’émancipation et de fierté des origines. Dans Noire noblesse, elle dira:

Je vois la noirceur des moments intimes et doux
Et la suie d’un labeur finalement achevé
Et la mort qui nous mène au pays édénique
Je vois, derrière la blanche lumière aveuglante
Le visage noir d’une négresse qui sourit

Noire noblesse

Les autres textes sont aussi très forts. Ils parlent de la réalité de Saint-Michel et de Montréal-Nord. On y dépeint la difficulté de se placer et de trouver un emploi. On y évoque aussi le mal-être des jeunes Noirs nés ici de parents immigrés. Ici, la pression qui pèse sur eux d’être un immigrant parfait ressort bien :

Une terre de partage de cultures, de tolérance des différences des hommes
Où on te dit: « On t’aime comme t’est… si t’es comme nous »
Une terre qui te donnera son nom quand tu seras homme d’honneur
Mais qui te reniera, crachera sur toi dès la première erreur

Rien qu’une simulation

Comment ne pas penser que ces paroles sur la discrimination au travail dites dans Rien à perdre résonnent encore aujourd’hui?

Pourtant, j’suis qualifié sur papier, noir sur blanc

mais quand tu postules pour un job
Ils ne voient que le blanc la plupart du temps

Rien à perdre

La musique aussi vieillit très bien. Les beats sont ultra-efficaces. Le old school de Get It Right se prend bien et De bonne foi inclut une musique un peu arabisante de façon très efficace. Plusieurs des chansons pourraient sortir aujourd’hui et avoir énormément de succès; je pense à Lounge With Us qui a un son un peu plus pesant repris par Dead Obies ou Loud Lary Ajust.

Je vous disais que Mentalité moune morne a une place particulière. Pour moi, c’est non seulement un album qui compte pour la musique que pour ce qu’il signifie dans la communauté haïtienne. Il a rendu le créole cool et a contribué à rentrer patnè dans la langue courante des jeunes Montréalais, peu importe d’où ils viennent. Tellement cool au point qu’un ami cher (et très blanc) m’a dit : « Écoute, t’es capable de comprendre tous les textes de Sans Pression et Muzion, c’est pas rien! » Il a parlé directement au cœur de la communauté en l’intégrant même dans ses vidéoclips. La vi ti-nèg présente tellement de gens qu’une blague en est née: tous les Haïtiens de Montréal connaissent quelqu’un qui connait quelqu’un dans le vidéo! La vi ti-nèg, cette chanson qui parle de la résilience des moune morne (« gens des montagnes », en créole, faisant référence aux habitants d’Haïti) en disant que « la vie n’est pas facile, c’est pour ça qu’on se réunit ».

Si Dany Laferrière a parlé de l’exil des Haïtiens vers Montréal, Muzion parle des enfants nés de cette immigration et des conséquences sur leur vie. Au-delà de ses incroyables qualités musicales, Mentalité moune morne a contribué à la culture québécoise et placé la communauté haïtienne – ma communauté – comme pilier de cette culture.

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