Motherhood : quand Trip Hop, déchets et maturité se rencontrent
C’est à Montréal que la meneuse de No Joy, Jasamine White-Gluz, a enregistré son quatrième album Motherhood. Dans ce long jeu à paraître le vendredi 21 août, elle y explore de nouveaux horizons musicaux ainsi que le thème du vieillissement.
Si au cours des dix dernières années, le projet natif de Montréal No Joy fut un duo puis un quatuor, et que la formation à saveur shoegaze ne compte plus qu’un seul de ses membres fondateurs, le projet continue d’évoluer sur la scène indie mondiale comme il l’a toujours fait, entre ici, New-York et Los Angeles.
Il est 11h00 et cette journée est déjà chaude et humide. Jasamine se pointe au parc comme un petit rayon de soleil, arborant son irrésistible teint californien ainsi qu’un joli morceau fleurit. Elle rit facilement lorsque je m’excuse pour mon accent québécois quand je parle l’anglais, mais surtout parce que je lui pose cette première question. Pourquoi sa directrice artistique, Jodi Heartz, et White-Gluz ont-elles choisi cette drôle de chèvre comme visuel pour sa nouvelle pochette? «Parce que les chèvres c’est ‘métal’», rigole-t-elle.
« Les gens pensent qu’elles sont le diable à cause de leurs yeux et parce qu’elles sont très utilisées dans l’imaginaire métal. Mais elles sont aussi présentes dans le yoga et la méditation! C’est une belle combinaison, à la fois mignonne et terrifiante. Ça reflète aussi l’idée derrière l’album, nous trouvions que la chèvre symbolisait bien cette dualité. »
Un retour à l’adolescence
Et les contraires ne sont pas que visuels chez No Joy. Sur Motherhood, la musicienne propose des compositions à la fois « heavy et dancy », nostalgique des groupes anglais Massive Attack et Primal Scream qui ont animé Jasamine adolescente, à la fin des années 1990.
« Primal Scream composait des pièces dansantes qui jouaient dans les clubs, même s’il était un band de rock. Il n’essayait pas de rentrer dans une case, ils exploraient des sonorités. »
Elle souligne également que le contraste de la voix angélique d’Elizabeth Fraser, mixée à l’ambiance sombre et lourde de Mezzanine, par exemple, l’a chamboulée à jamais durant sa jeunesse.
« Tu ne sais pas quoi ressentir. T’es triste en même temps d’être heureux, mais t’es peut-être en train de rêver! C’est épeurant! Qu’est-ce qu’on est censé ressentir? (rires) Le sentiment d’entendre ces chansons-là pour la première fois, d’être confus et excité à propos de ces sons de fous, c’est ça qui était tellement inspirant. »
C’est effectivement la présence prédominante d’échantillons de bruits et de voix enregistrés en studio, ainsi que le traitement électronique expérimental des chansons qui ressort de l’album : on se trouve dans un trip-hop revival britannique. Avec Motherhood, la musicienne mélange justement les guitares bruyantes typiques du shoegazing qu’on lui connaissait déjà, à des textures de voix à la dream pop. Ça donne un résultat résolument 90’s. On a aussi droit à des compositions s’inspirant des styles trance, nü-métal et psych rock.
Nature is now making decisions for you
Lorsque je lui demande de me parler du fil qui relie des titres comme Birthmark, Happy Bleeding, Why Mothers Die, Primal Curse et Ageless sur Motherhood, Jasamine m’explique que le thème de la maternité, du vieillissement et du temps qui passe se sont imposés d’eux-mêmes avec la trentaine.
« Je pense que c’est l’âge où tu commences à réfléchir à… la vie. Tu vieillis. Ton corps se transforme. Tes amis changent ou font de gros mouvements de vie. Des décisions importantes s’imposent! La relation avec ta famille évolue, ta mère vieillit… Motherhood est une exploration de ces idées-là. Je n’ai pas commencé à écrire l’album en me donnant ça comme direction, mais chaque chanson finissait par en parler! T’es comme à un point où tu n’es plus en contrôle de tes décisions ni de ta physionomie et c’est la nature qui prend les décisions pour toi, maintenant. »
Parlant du temps qui passe, No Joy existe depuis plus de dix ans, mais c’est Jasamine qui nourrit à elle seule le projet à partir de 2015, après que des décisions de vie aient mené les autres membres du groupe, comme sa partenaire Laura Lloyd, à quitter la musique. « Il faut que tu prennes des décisions sur ton temps et avec qui tu veux le passer. Est-ce que tu as envie de passer ta vie à voyager dans une vanne trois cents jours par année, ou non? Ce fut une évolution graduelle et naturelle vers autre chose pour Laura et pour mon batteur. Des fois, tu ne veux plus faire de tournée… Parce que c’est tout un engagement! »
We used garbage!
No Joy a toujours été fort de collaborations depuis ses débuts en 2009. On pense entre autres au EP qu’elle a créé de pair avec le musicien Sonic Boom en 2018.
Depuis la sortie du long jeu Wait to Pleasure en 2013, c’est toutefois à son ami, musicien et artiste visuel portoricain Jorge Elbrecht (Lansing-Dreiden, Violens, Ariel Pink, Sky Ferreira, Japanese Breakfast) que Jasamine confie la tâche de réaliser la majorité de ses projets. On dit merci à ce collègue de la maison de disques new-yorkaise Mexican Summer Records sur laquelle No Joy était signé jadis, qui les aurait présentés sans se douter que cette rencontre allait marquer la direction musicale du groupe pour toujours. Que ce soit pour son attitude apaisante en studio, pour ses connaissances techniques ou encore son sens de l’improvisation, la présence de Jorge est un cadeau pour Jasamine.
« Il pense en dehors de la boîte. Avec lui, on a affaire à des sessions d’enregistrements à la Brian Eno plus qu’à la Steve Albini. On n’est pas en studio pour ‘jouer la chanson’. Ce n’est jamais arrivé comme ça : c’était plutôt une addition de couches d’expérimentations que nous avons construites. L’intention était plutôt : essayons de créer ensemble un son et voyons comment ça va s’imbriquer avec le reste. »
Justement, l’une des anecdotes les plus puissantes de l’enregistrement de l’album Motherhood reste que Jorge, désirant propulser le processus créatif à un autre niveau, ait amené Jasamine à créer des sons à partir d’objets inusités : « Il y avait un atelier d’art voisin de l’endroit où on enregistrait. Les gens se débarrassaient de plein de matériaux. Un jour, nous étions en train d’enregistrer et on a juste vu Jorge rentrer avec un immense morceau de métal : il a commencé à le frapper et à y ajouter des tons, expliquait-elle en riant. Tout ça pour créer un son qui reste nébuleux et mystérieux… Le pire, c’est qu’on se payait un super studio bien équipé, mais on a fini par utiliser des vidanges. »
Est-ce que tu écoutes un artiste ou un band venant de Montréal, en particulier?
« Backxwash pour sûr! J’aime beaucoup Le Ren, une artiste folk qui vit ici, réfléchit-elle. Il y a… je ne sais pas. J’ai l’impression que Montréal c’est le genre d’endroit comme ça : après la pandémie, je suis convaincue qu’il y a plein d’artistes et de groupes qui vont apparaître et ça va sonner en malade [sans mauvais jeux de mots]! Parce qu’être pris à l’intérieur pendant tout un hiver, ça te fait faire des choses un peu folles. »
Sans surprise, la scène locale manque beaucoup à la meneuse de No Joy. Pour elle, le fait qu’il n’y ait plus aucun spectacle à Montréal l’empêche de découvrir des petits projets musicaux comme elle aimait le faire auparavant.
« J’aimerais aller à La Brasserie Beaubien pour assister à un show. C’est difficile sans ça, de découvrir des groupes émergents ou de savoir s’ils viennent de la scène locale ou non. »
Le quatrième album de No Joy Motherhood sera disponible à partir de demain, le vendredi 21 août 2020.
Motherhood
Birthmark
Dream Rats
Nothing Will Hurt
Four
Ageless
Why Mothers Die
Happy Bleeding
Signal Lights
Fish
Primal Curse
Kidder
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Crédit photo: Mathieu Fortin