La critique : cette nécessaire discussion autour des œuvres
Au cours des derniers jours, le cas d’une autrice de Pitchfork qui a reçu des menaces de mort pour avoir donné un 8 à Folklore de Taylor Swift a fait les manchettes. Ça m’a donné le goût de vous parler de la raison pourquoi je pense que la critique est si importante et comment je crois qu’elle doit être faite.
« Quiconque attaque la reine sombre, Taylor Swift, va mourir seul et brûlera pour toujours. Vous serez remplis de vos pires peurs et démons. Vous ne serez plus jamais heureux et ne dormirez plus jamais sur vos deux oreilles. » Ceci est une traduction d’un tweet envoyé à Jillian Maples (rédactrice) en amharique, un langage éthiopien.
Voyons donc tabarnak!?
C’est tout ce qui me passait par la tête alors que je lisais l’histoire de cette rédactrice qui faisait son travail, et qui, pour la simple raison d’une « note pas suffisamment élevée » s’est fait harceler par téléphone à son domicile en pleine nuit et menacée de mort. Pourquoi? Parce que les fans de Taylor Swift, loin d’être satisfaits de la note de 8 sur 10 accordée à Folklore — qui est une très bonne note by the way — ont décidé de partager les informations personnelles de cette rédactrice de Pitchfork pour l’intimider en plus de la traiter de « grosse laide » #grossophobie. On est pourtant très loin du traitement que le média avait réservé à Jet à l’époque.
Bref, à mon sens les fans de Taylor Swift ont réagi de la même façon que ceux de Maripier Morin. Toute cette violence pour une critique qui n’était pas suffisamment positive. Rappelons qu’on parle ici de l’album qui vient de battre presque tous les records de vente, interprété par l’une des artistes les plus riches et blanches au monde et qui vient d’un milieu d’archiprivilégiés.
Pourquoi la critique est(-elle) importante?
Parce que c’est un discours autour des œuvres d’art et que celui-ci est essentiel à l’évolution de la pratique. Si vous croyez que je dis cela puisque je n’ai jamais été critiqué, eh bien, vous avez tort! Au début de ma carrière de comédien (je sais, je suis un imposteur), j’ai joué dans Le Roi se meurt d’Ionesco au Théâtre Prospéro. Nous étions verts, nous sortions tout juste de nos études. Eh ben, Luc Boulanger a titré son texte : Mourir… d’ennui. Je sais très bien que c’est déplaisant de se faire critiquer négativement. Malgré cet épisode de disgrâce totale, je crois toujours que la critique est importante à n’importe quel art vivant. Elle permet de donner des clés de compréhensions, d’approfondir une œuvre et de faire rayonner des artistes qui méritent que le projecteur soit braqué sur eux.
L’incident Swift est pour moi une réelle atteinte à la liberté d’expression des médias alternatifs. Contrairement aux animateurs de radio-poubelle de Québec et ses adeptes de la « libarté » qui tentent d’utiliser ce droit fondamental pour défendre des propos injurieux, ici nous sommes devant un texte argumenté qui pose une réflexion sur une œuvre d’art. Positif, de surcroît. Et je crois que ça démontre à quel point il y a une drôle de perception du rôle du critique dans la population. Et comme j’en fais depuis près de 10 ans, j’ai eu envie de vous parler du « pourquoi on critique » et du « comment on critique» de la critique de disque au Canal Auditif.
On n’affirme pas détenir la vérité
Ben non. C’est une opinion. Une opinion argumentée appuyée d’exemples pour s’assurer qu’on ne dit pas trop de bêtises. Est-ce que c’est possible qu’on se trompe? Bien sûr. Mais je peux dire qu’après 937 critiques de disque écrites de mes 10 doigts, je suis très à l’aise avec le corpus que je laisse derrière moi. Cependant, ça ne veut en aucun cas dire que j’ai plus raison qu’un autre critique qui aurait aussi bien défendu son argumentaire dans son texte. Prenez donc le critique comme étant un auditeur averti qui en a vu d’autres et qui tente de se poser les bonnes questions par rapport à une œuvre.
Qu’est-ce qu’on se pose comme question(s)?
Quatre questions pas mal simples :
- Quand j’aborde une œuvre musicale, je me demande toutes sortes de choses. Afin de poser un regard le plus juste possible, j’essaie de remettre l’œuvre dans son contexte que ce soit par rapport à la carrière de l’artiste, le mouvement musical dans lequel elle s’inscrit ou encore par rapport au contexte sociohistorique. Pour faire un bon vieux point Goodwin : sortir une œuvre en yiddish en 1942 à Berlin est pas mal plus punk que d’en sortir une aujourd’hui en Israël.
2. Les autres choses que j’essaie d’identifier, ce sont les mélodies et la partition musicale : est-ce qu’elles sont calquées sur d’autres artistes du même type de musique? Est-ce qu’il y a mélange de genres? Est-ce que ça sort tellement de l’ordinaire que ça paraît inimitable?
3. Puis, la qualité des textes. Est-ce que c’est poétique? Comment est-ce que les mots s’inscrivent dans un vocabulaire déjà construit? Est-ce qu’il y a des référents et comment sont-ils utilisés? Quels sont les thèmes exploités? Encore l’amour? etc.
4. Finalement, une fois que tout ça est fait, on se demande aussi : coudonc, je trouve-tu ça bon?
La note…
C’est généralement ce qui donne le plus d’urticaire aux gens. Voici l’échelle que je donne aux rédacteurs du Canal :
10 — Oubliez ça, la perfection n’existe pas. On en jasera dans 10 ans si c’est un 10. (oui, oui, je sais… il y a la critique de Swans. Je n’étais pas d’accord, mais je suis aussi un gars de gang qui croit à la discussion).
9,5 — Un album qui change la game dans un genre donné. Ex.: OK Computer de Radiohead.
9 — Un album qui se retrouvera dans votre top 3 de l’année, garanti.
8 — Un excellent album qui se retrouvera dans votre top de fin d’année.
7 — Bon album
6 — Bon album, mais avec quelques défauts.
5 — Album moyen avec des défauts qui gâchent l’écoute.
4 — Album avec des lacunes importantes
3 et moins : À votre discrétion. Mais ça ne se passe visiblement pas.
De plus, toutes les notes de 8,5 ou plus et celles en deçà de 5 doivent être confirmées par moi ou encore notre correcteur et grand manitou Stéphane Deslauriers, qui a fondé Le Canal Auditif en 2011. Pour ce faire, on va se taper l’écoute pour confirmer que l’enthousiasme du critique n’a pas trop pris le dessus.
Chez Pitchfork, les notes sont choisies en commun entre les rédacteurs qui émettent chacun une note et le tout est agrégé pour donner une seule et même note. Chez nous, on ne fonctionne pas comme ça, parce qu’on n’a tout simplement pas les moyens d’avoir 5 ou 6 employés pour débattre. Bienvenue dans l’univers des médias culturels… Par contre, c’est sur ce modèle que fonctionnent nos palmarès de fin d’année.
Eh puis, après tout ça…
On aime beaucoup la musique et les artistes qui trouvent des moyens d’en créer de la surprenante, de l’audacieuse ou de l’émouvante. On se rappellera Mathieu Robitaille qui a refusé de donner une note à l’album A Crow Looked At Me de Mount Eerie parce que de chiffrer le deuil de quelqu’un c’est inhumain.
Pour que la critique soit pertinente, elle doit provenir d’un ensemble de voix, pas juste d’une seule. Et je ne vous mentirai pas, dans les dernières années au Québec, le critique est en voie de disparition. Encore plus dans les styles nichés comme le classique, le jazz et la musique actuelle. Notre voix ne devrait jamais être la seule à parler d’une œuvre. Le lecteur devrait avoir plusieurs sources à consulter pour décider si ça vaut la peine de plonger ou non dans une œuvre. Je salue les collègues qui prennent toujours le temps d’observer dans tous les sens les oeuvres enregistrées, écrites ou encore scéniques.
L’art c’est fucking cool. Parlons-en!
Crédit photo: Marc-André Mongrain