Chroniques

Joni Mitchell

Blue

  • Reprise Records
  • 1971

Il s’agit sans doute d’un des albums de rupture les plus bouleversants de l’histoire de la musique pop. Il y a un demi-siècle, en juin 1971, l’auteure-compositrice-interprète canadienne Joni Mitchell lançait Blue, l’album qui allait définir sa carrière et en faire une des icônes de la musique folk, avec ses textes à fleur de peau et ses musiques en apparence simples et pourtant ingénieuses au niveau harmonique.

L’héritage de Joni Mitchell est à la fois immense et pourtant sous-estimé. En effet, peu de musiciens de cette époque ont eu autant d’influence sur leurs contemporains. N’empêche, alors que des artistes comme Bob Dylan, Leonard Cohen ou Paul Simon ont été élevés au rang d’icônes par les critiques et dans les milieux académiques, il reste beaucoup à faire pour explorer la vivacité de style dans la musique de celle qui a été intronisée au Temple de la renommée du rock’n’roll en 1997.

Sans être un album concept, Blue affiche une magnifique cohérence dans ses thèmes, avec ses dix chansons qui explorent les relations humaines sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse de joies éphémères ou d’échecs amoureux. Le disque est né dans une période douloureuse pour Mitchell, dans les mois ayant suivi sa rupture avec Graham Nash, de Crosby, Stills, Nash & Young. Désireuse de prendre un pas de recul, elle s’est exilée en Europe, séjournant entre autres en Crête, où elle a écrit plusieurs des titres qui allaient composer Blue, son quatrième album jusque-là.

Le grand pouvoir de l’introspection

Blue représente l’archétype de l’album « autobiographique », un terme qu’on utilise parfois pour référer à la musique de gens comme James Taylor ou Carole King en raison de cette impression que leurs chansons se veulent le reflet direct de leur vie. Ce qui rend la poésie de Mitchell unique, c’est sa capacité à porter un regard lucide sur les événements qui la concernent. Ainsi, elle n’hésite pas à afficher sa vulnérabilité et son ambivalence face à son désir de liberté en même temps que sa quête de stabilité, ce que la chanson-titre illustre d’ailleurs à merveille. Plus tard, elle dira au magazine Rolling Stone qu’elle sentait qu’elle n’avait « absolument aucun secret face au monde et qu’elle ne pouvait tout simplement plus prétendre être forte ».

Les dix chansons de Blue abordent plusieurs des thèmes fétiches de Joni Mitchell, notamment cet intérêt marqué pour la nature en tant qu’espace de liberté. Le bleu du titre réfère d’ailleurs à plusieurs choses possibles : le bleu de la mer, le bleu en tant que symbole de la mélancolie, ou encore le blues en tant que style dans lequel l’artiste exprime sa tristesse et ses déboires. Sur la chanson-titre, Blue devient même le nom de la personne à qui le texte est adressé, montrant à quel point la poésie de Mitchell est riche en métaphores ou en niveaux de signification possibles.

Plusieurs titres font évidemment référence à l’amour. Sur My Old Man, Mitchell décrit une aventure amoureuse avec lucidité, exposant à la fois l’effervescence des débuts et l’angoisse des absences, tandis qu’A Case of You relate le récit d’un amour doux-amer, fait d’espoirs et de déceptions. Quant à All I Want en ouverture, elle montre comment l’amour peut parfois amener quelqu’un à s’oublier, à se perdre dans le regard de l’autre :

I am on a lonely road and I am travelling

Traveling, traveling, traveling

Looking for something, what can it be

Oh I hate you some, I hate you some, I love you some

Oh I love you when I forget about me

– All I Want

Une des plus grandes qualités de Joni Mitchell, c’est de partir de récits éminemment personnels pour en faire quelque chose d’universel. Ainsi, sur la chanson-titre, elle se met dans la peau d’une femme qui décide de prendre le large plutôt que de répondre à l’appel du mariage et de la stabilité, et ce, dans le contexte des années Woodstock et de la montée du féminisme :

Acid, booze, and ass

Needles, guns, and grass

Lots of laughs, lots of laughs

Everybody’s saying that hell’s the hippest way to go

Well, I don’t think so

But I’m gonna take a look around it, though

– Blue

La maturation de son style musical

Avec une carrière s’étendant sur plus de 40 ans et 19 albums, il est évident que Joni Mitchell a connu plusieurs changements de direction musicale. Avec le recul, on considère aujourd’hui Blue comme le début de sa période de maturité. En effet, connue jusque-là surtout comme une guitariste (avec un style bien à elle), Mitchell laisse davantage de place au piano sur Blue, qui devient l’instrument principal sur quatre des dix titres. Ce choix lui permet d’expérimenter sur le plan harmonique, avec des progressions d’accords inspirées du blues et du jazz qui laissent entrevoir la direction qu’elle adoptera sur Court and Spark trois ans plus tard.

Et pourtant, Blue demeure un album d’une grande simplicité, et c’est sans doute ce qui fait sa force. Outre la présence de James Taylor et de Stephen Stills sur quelques morceaux, elle s’accompagne essentiellement seule, laissant sa voix puissante faire presque tout le travail, comme dans A Case of You, où elle montre l’amplitude de son registre, passant du grave à l’aigu avec une aisance déconcertante.

Ce n’est pas pour rien si Joni Mitchell a eu une telle influence, non seulement sur ses contemporains (Going to California de Led Zeppelin a apparemment été écrite en son honneur), mais également sur des générations d’auteures-compositrices-interprètes qui se réclament aujourd’hui de son héritage, de Joanna Newsom à St. Vincent en passant par The Weather Station et même Taylor Swift. Il ne fait aucun doute qu’elle a ouvert la voie pour une plus grande acceptation des femmes dans le milieu folk. Elle s’est pourtant attiré des critiques il y a quelques années lorsqu’elle a refusé de se définir en tant que féministe au cours d’une entrevue à CBC. Mais comme l’a écrit l’auteur David Shumway en 2014 dans son livre Rock Star: The Making of Musical Icons from Elvis to Springsteen, « peu importe ses opinions sur le féminisme, personne d’autre de son époque ne représente mieux qu’elle la nouvelle importance accordée aux perspectives féminines dans l’arène culturelle et politique. »

« Will you take me as I am? », chantait Mitchell sur California, nous implorant déjà de la prendre telle qu’elle est, avec ses qualités et ses défauts. Nous voici maintenant 50 ans plus tard, et Blue demeure un brillant témoignage de son authenticité, empreint de ce curieux, mais puissant mélange de force et de vulnérabilité.

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