État Brut
Mutations et Prothèses
«Le bruit est, on l’a dit, une menace pour notre équilibre, notre santé. Les bruits les plus légers contractent nos vaisseaux sanguins, font se tendre nos muscles et provoquent une légère pâleur sur notre visage.»
-Extrait des paroles de la pièce Bruit de l’album
Mutations et Prothèses du groupe État Brut.
Le bruit peut être perçu comme une menace, un irritant ou un désagrément de passage, mais il peut aussi être source de fascination, d’inspiration et de création. C’est l’heure de la confesse: j’aime la musique, mais aussi le bruit, de même que les heureux mélanges dont accouchent ces deux formes sonores lorsqu’elles se marient heureusement. J’aime la musique bruitiste et celle qui tente de resitedemo.cauire (ou qui utilise) des sons industriels, le rock qui s’amuse à malmener les rythmes et l’électro qui ne se laisse pas facilement cerner, l’improvisation déjantée et les poèmes murmurés sur fond de sonorités inquiétantes, le punk approximatif et le noise qui n’a pas peur de son ombre ou encore le jazz révolté et les musiciens qui attaquent leurs instruments. Entre autres.
Parlant de bruit, quelqu’un m’a écrit récemment pour me poser cette question épineuse: «Que puis-je répondre à tous ceux qui affirment que (X — insérer ici le nom d’un groupe d’improvisation bruitiste de la fin des années 60 de votre choix) ne sitedemo.cauisent que du bruit que ce qu’ils font n’est pas vraiment de la musique?».
Qui de mieux placé que John Cage, compositeur de musique contemporaine et expérimentale de renom, pour répondre à cette interrogation tout à fait légitime? Ce dernier propose une formule à la fois élégante et succincte (qui est aussi le titre de la transcription de l’allocution qu’il a prononcée au Palazzo dei Priori six semaines avant son décès): «Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer: le seul problème avec les sons, c’est la musique.» Si cette affirmation semble moqueuse et provocatrice au premier abord, il ne faut pas sous estimer tout l’amour qu’elle comporte.
Aimer les sons, c’est aimer ce qui arrive avant la musique. Ou après, ou autour ou pendant. C’est le sens même de la pièce 4’33’’ de Cage, œuvre qu’il serait d’ailleurs incorrect de réduire à quatre minutes trente trois secondes de silence puisque pendant ce laps de temps précis, ce sont tous les bruits de l’assistance qui emplissent l’espace et qui créent une œuvre originale à chaque prestation.
Selon ce même Cage, un type qui a tout de même quelque peu réfléchi à la question qui nous occupe ici, la musique traduirait une voix, une émotion, une idée, tandis que les bruits et les sons (la rumeur du trafic par exemple) constitueraient un matériau agissant, en activité. Une matière indépendante et dépourvue d’intention préalable ajouterais-je. Cage et le merveilleux monde des sons ne constituent pas le sujet premier de cet article, mais je prends ce dernier à témoin et je renchéris avec cette citation de Michel Risse qui complémente bien le tout et donne à réfléchir: «Où les musiques nous divisent, le son nous rassemble».
Une belle gamme de sons et de bruits bien triturés et amalgamés, c’est ce que nous proposait le groupe belge État Brut au début des années 1980. Si on en sait peu sur les membres d’État Brut outre le fait qu’il s’agit d’un duo formé de Philippe X et Philippe X qui sont par la suite devenus des scientifiques (?), on sait qu’ils étaient intimement liés à la scène marginale belge de la fin des années 1970 et plus particulièrement au groupe Club Moral et à l’étiquette du même nom qui faisait paraître des cassettes en éditions limitées lesquelles pouvaient être accompagnées d’affichettes ou de fanzines et dont les pochettes étaient le plus souvent faites à la main à partir de collages photocopiés. L’étiquette Club Moral a entre autres sitedemo.cauit des cassettes de DDV, Coup de grâce, AR/TE, The Parts ainsi qu’un «split» de Whitehouse et Étant Donnés.
Le DIY c’est presque rendu ringard maintenant que ça a été repris à toutes les sauces et étiré dans toutes les directions par les médias et les marchands de ce monde. Pourtant, tous les «faites le vous-même» ne sont pas égaux. Acheter un ensemble d’outils, de fils, de perles de plastiques, de colifichets et de breloques de goût douteux à fort prix dans un magasin d’artisanat pour fabriquer des bijoux «soi même» ça entre en contradiction directe avec le principe même du DIY qui préconise l’emploi de matériaux qui sont à portée de main ou qui ont déjà été utilisés à d’autres fins ou dans d’autres contextes, et ce, dans le but de limiter les coûts au strict minimum et la consommation inutile par le fait même.
Au début des années 1980, les membres d’État Brut étaient de ceux qui aiment les artéfacts bricolés, les emballages de cassettes en carton ondulé qui ne tiennent qu’à un filet de colle Pritt et les fanzines brouillons en noir et blanc dont la reliure se résume à deux agrafes au centre de pages sommairement assemblées. La cassette originale de l’album Mutations et Prothèses était d’ailleurs accompagnée de divers imprimés, images et collages. Évidemment épuisée depuis belle lurette, on salue une fois de plus le travail de l’étiquette Sub Rosa qui ne cesse de proposer des rééditions de groupes marquants dont les enregistrements initiaux sont devenus quasi introuvables.
Mutations et Prothèses, deuxième opus de la formation État Brut qui n’a été en activité que de 1979 à 1983, revit depuis 2012, en cd ou sous forme numérique (les vinyles sont épuisés donc n’hésitez pas si vous tombez sur une copie d’occasion), avec deux pièces supplémentaires tirées d’une cassette intitulée 4 IN 1 qui est parue en 1982 et qui mettait aussi en vedette les formations Pseudocode, Human Flesh et Mécanique Végétale.
État Brut, c’est de l’industriel, du noise, du synth, de l’expérimental, des voix étranges, des textes préoccupants… Est ce bien de la musique? Peut être que non. Il se peut que ce ne soient que des traces qui témoignent des expérimentations sonores de deux scientifiques fous qui ont décidé de n’en faire qu’à leur tête pendant quatre ans au tournant des années 1980. Peu importe, soyons ravis que ça ait été rescapé de la fosse commune de l’oubli où les petits groupes indépendants du passé croupissent trop souvent sans discernement.
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