Shad : Se connecter à la tradition du hip-hop
Le rappeur torontois Shad dévoile aujourd’hui son septième long format, TAO. L’oeuvre s’ancre dans la tradition hip-hop par sa musicalité ingénieuse, mélangeant électronique, jazz, soul, et rap. TAO prend aussi le temps de nous secouer sur des enjeux sociologiques et environnementaux avec doigté et humour.
Le Canal Auditif a eu la chance de s’entretenir avec l’artiste de renom à l’aube de la sortie de son nouveau disque.
Lauréat aux Junos, maintes fois nommé au prestigieux Prix canadien de musique Polaris, ancien animateur à la radio de CBC et présentateur des quatre saisons de l’excellente docusérie Hip-Hop Evolution primée d’un Peabody : Shad a tous les talents, en plus d’être un humain extrêmement sympathique. C’est ce que j’ai pu constater moi-même lors de notre échange par visioconférence.
Lorsqu’il me répond, il se trouve chez-lui dans la Ville Reine, un peu à l’Ouest de son centre. « Ça c’est mon petit coin ! » Shad me dit qu’il connaît bien le Plateau Mont-Royal, où je me situe.
C’est une grosse journée pour Shad. Entre deux entrevues avec les médias, il souligne le premier anniversaire de son plus jeune enfant. Le rappeur vient aussi de déposer sa mère à l’aéroport, qui retourne au Rwanda après deux semaines en visite chez son fils. Avec la pandémie, on s’imagine que les occasions de se retrouver ont dû être rares. « Ça faisait presque deux ans que je l’avais vue. Alors c’était une belle visite! », lance-t-il, tout sourire.
Entre le monde fictif de A Short Story About A War et TAO, quel chemin as-tu parcouru?
Si A Short Story About A War (2018) était un album-concept dont les textes racontaient des conflits fictifs dans un monde pas si différent du nôtre, TAO s’attaque quant à lui à des problèmes que notre société vit aujourd’hui et à travers un narratif encore plus direct.
« Pour celui-ci, je ne voulais pas faire un album totalement concept comme l’autre, mais quand même, je suis toujours inspiré par les grandes idées. Ça a commencé avec une image. L’image d’un cercle qui comment à se briser en plusieurs morceaux […] pour ensuite disparaître. Pour moi, c’était une métaphore de notre humanité qu’on commence à casser. Et ces différents morceaux sont différents aspects de notre expérience humaine. Par exemple le travail, ou bien notre rapport avec l’environnement ou entre nous. Pour moi, TAO est au sujet de la connexion. J’étais inspiré par cette grande idée, cette grande métaphore. »
Shad est allé puiser son inspiration dans des écrits philosophiques. Le rappeur cite l’ouvrage de 1943 The Abolition Of Man de l’auteur britannique C.S. Lewis (Narnia), un essai qui critique le pouvoir de l’homme sur la nature. Il est aussi allé piger dans The Age of Surveillance Capitalism, publié en 2018 par la professeure à Harvard Shoshana Zuboff, qui discute de l’avenir numérique et du capitalisme de surveillance.
« Ces livres ont été écrits […] à 70 ans de distance, mais ils s’accordent sur le sujet de la préservation de notre humanité face à certaines idéologies et technologies menaçantes », explique Shad.
« L’album est moins concept car mes chansons sont un peu plus directes, plus simples, mais ce n’est pas le mot que je recherche… Ce sont tout de même des morceaux assez complexes. […] Je voulais un album plus direct, avec des chansons plus pop, avec des sujets assez profonds, mais avec beaucoup plus d’humour ! Il y a toutes sortes de critiques de l’économie, sur la crise climatique. »
Comment crois-tu que l’humour influence la manière dont on reçoit tes chansons ?
Quelques jours avant de dévoiler TAO, Shad a dévoilé le morceau Black Averageness, qui s’amuse avec le concept de la « Black Excellence » (l’excellence noire). Dès les premières lignes de la chanson, le rappeur demande : « Do you know Black Excellence? Unfortunaterly, this is not that. » Avec humour et doigté, Shad s’affirme dans son identité de personne de couleur digne, normale, humaine, qui vit des succès et des échecs.
« J’adore faire rire les gens. […] C’est naturel pour moi d’approcher des sujets plus difficiles, et aussi c’est plus facile pour les gens qui écoutent, je pense. »
Tu m’as cité plus tôt l’influence de la pop pour créer des chansons plus directes. Est-ce que le travail d’un ou plusieurs artiste.s te nourrissais durant la production de TAO?
« J’étais tout partout, je pense, au niveau des influences sur cet album, parce que j’adore la musique ! Alors il y a des influences du hip-hop des années 1980-1990 comme Def Jam, les productions de Rick Rubin, du jazz des années 1970, et toujours des influences très modernes comme Tyler, The Creator, Vince Staples. Pour moi, c’est ce que j’aime tellement de la musique, c’est la chance de faire des explorations et aussi de de rendre hommage à toutes mes influences dans divers genres. »
Trouves-tu que l’étiquette, disons fourre-tout, de «hip-hop alternatif» est encore pertinente de nos jours?
« C’est difficile, car le hip-hop est dans tous les genres aujourd’hui. C’est même difficile de savoir c’est rendu quoi exactement le hip-hop ces jours-ci. C’est rendu la pop! Les rappeurs rappent, mais ils chantent aussi. »
À cet effet, Shad cite l’exemple de l’artiste afro-américain Lil Nas X, lorsque ce dernier a débarqué avec son country-rap en 2019 sur son tube Old Town Road. « Personne ne savait c’était quoi, ou comment le qualifier. Quand moi j’étais jeune, si tu étais un band hip-hop, tu écoutais seulement le hip-hop. Mais maintenant, c’est pas comme ça du tout. Je ne sais pas si l’étiquette fonctionne encore. »
Comment décrirais-tu ta musique à toi aujourd’hui?
« En fait, je dirais que c’est moins alternatif, et peut-être plus traditionnel, parce qu’il y a vraiment une connexion avec la culture du hip-hop dans ce que je fais. C’est un peu old-school, je parle de manière conversationnelle et directe. C’est vraiment du rap music. »
Penses-tu que d’avoir rencontré tous ces artistes-là en animant Hip-Hop Evolution, comme DJ Kool Herc ou Grandmaster Flash, ça a changé ta perception du hip-hop?
« Oui, ça a approfondit mon appréciation pour la culture, pour l’aspect technique de la musique aussi! C’est vraiment de la musique électronique au fond le hip-hop, parce que ça a commencé avec les tables tournantes, les machines pour créer les samples et celles pour recréer la batterie. Ça m’a vraiment influencé lors de la production de mon album. [Plus jeune] je suis entré dans le rap plutôt avec les paroles et en tant que « ma » voix, mais après avoir animé la série, j’ai grandi. »
Qu’aimerais-tu que les fans retiennent de ton album ?
« J’espère qu’ils ressentent un esprit généreux, un esprit positif, soulfull, et un esprit de communauté. Je pense que c’est ça, au fond, le message, celui de la connexion, de l’importance des connexions en nous, mais aussi entre personnes. »
Par les temps qui courent, la musique bienveillante de Shad est plus que la bienvenue !
Crédit photo: Justin Broadbent