Entrevue avec Ought
Peu de groupes peuvent se targuer d’avoir connu un tel succès à leurs débuts. En 2014, Ought a fait l’unanimité avec son premier disque More Than Any Other Day, qui a abouti sur plusieurs tops de fin d’année. Un deuxième album aussi acclamé, Sun Coming Down, a suivi un an plus tard. Et voilà que la bande rapplique avec Room Inside the World, un troisième opus à paraître le 16 février qui déborde des influences post-punk pour faire place à des couleurs new wave ou même soul…
« Nous n’avons jamais caché que nos influences allaient bien au-delà de la tradition post-punk, raconte au téléphone le batteur Tim Keen, un Australien d’origine, mais qui a fait la rencontre des autres membres d’Ought, des Américains, au moment où les quatre étudiaient à l’Université McGill en 2012. En fait, la plupart des choses que j’écoute ne pourraient pas être qualifiées de punk rock ou même de guitar music. Il y avait donc un effort conscient de mieux représenter ça sur l’album. »
Ought n’a d’ailleurs pas eu peur d’afficher ses couleurs en optant pour These 3 Things comme premier extrait en novembre dernier. Centrée autour d’une ligne de basse hypnotique, une telle chanson détonne par rapport à ce à quoi le groupe nous avait habitués par le passé, avec sa batterie électronique, ses arrangements de cordes et ses synthétiseurs qui rappellent le travail de Brian Eno. La formation craint-elle de déstabiliser ses fans de la première heure? « C’est tout à fait possible, reconnaît Tim Keen. Mais honnêtement, quand j’aime un groupe, la raison pour laquelle je l’aime, c’est justement parce qu’il ne reproduit pas le même son sans arrêt. »
Le studio comme laboratoire…
Room Inside the World se démarque aussi de ses prédécesseurs par sa production plus léchée, moins brute, signée Nicolas Vernhes, qui a notamment travaillé avec Animal Collective et Deerhunter. Le groupe n’avait d’ailleurs jamais passé autant de temps en studio à peaufiner un album, ce qui lui a permis d’explorer de nouvelles possibilités, dont l’ajout d’une chorale de 70 personnes sur la chanson Desire, aux accents soul. « J’ai toujours aimé les albums davantage construits, remplis de couleurs, et nous avons tous senti que nous voulions faire quelque chose qui ressemblerait plus à une création de studio », explique Tim Keen. Le batteur a notamment pu expérimenter davantage avec le violon, un instrument qu’il pratique depuis qu’il est enfant.
Il y avait du violon sur les autres disques, mais il était surtout utilisé pour créer du bruit ou de la dissonance (on pense à la pièce Forgiveness, sur More Than Any Other Day). C’était bien de pouvoir écrire quelque chose de plus « classique »…
Mais ce qui frappe encore davantage à l’écoute de Room Inside The World, c’est la nouvelle approche vocale empruntée par le guitariste-chanteur Tim Darcy. Souvent comparé à David Byrne, des Talking Heads, ou au défunt Mark E. Smith, de The Fall, pour sa manière déclamatoire de chanter, proche du style parlé, le leader d’Ought se fait ici plus lyrique, et joue sur différents registres, parfois de manière théâtrale. On peut y voir une continuité avec son album solo Saturday Night, paru l’an dernier. Tim Keen acquiesce.
Je pense que Tim ne fait qu’explorer différents styles de chant. Il a un registre vocal assez exceptionnel. C’est vraiment bien de pouvoir en faire toute la démonstration.
Le batteur y voit également une façon pour le groupe d’élargir ses possibilités.
Ça nous donne certainement un plus large éventail de dynamiques avec lesquelles jouer, au-delà de « tranquille », « dissonant ou « non-dissonant »… Je pense que c’est un peu effrayant, mais c’est aussi très satisfaisant.
Au final, il règne une certaine impression de calme sur Room Inside the World, à l’opposé du post-punk un peu hyperactif qui caractérisait plusieurs des chansons de More Than Any Other Day et Sun Coming Down. Les guitares sont moins sales aussi, pour un son d’ensemble plus poli. Mais Tim Keen n’aime pas parler de maturité, même s’il reconnaît une certaine forme d’évolution.
Nous avions entre 21 et 23 ans quand nous avons fait notre premier album. Je pense que la manière dont les gens changent entre le début et la fin-vingtaine est relativement profonde, ce qui fait une différence dans ta façon de concevoir le monde. De toute évidence, le public nous a vus dans différentes étapes de notre vie, et c’est bien qu’il y ait une progression. Pour être honnête, je pense que ce serait terrifiant s’il n’y en avait pas.
Être engagé sans être nécessairement politique
Les membres d’Ought n’ont jamais eu peur d’afficher leurs opinions sur les enjeux sociaux qui les préoccupent. Le groupe s’est formé en 2012 au moment où un mouvement de grève mobilisait des dizaines de milliers d’étudiants québécois. Ces événements ont d’ailleurs teinté l’écriture de More Than Any Other Day, sans que l’album en soit non plus un reflet direct.
Room Inside the World jongle lui aussi avec des questions d’actualité, qu’il s’agisse de thèmes comme l’inclusion, la diversité ou encore la simple idée de survivance dans un monde précaire. Mais là encore, la formation ne parle pas directement de xénophobie, mais cherche plutôt à évoquer les émotions qui rendent ce genre de sentiment possible. « Je pense que c’est un album un peu plus personnel, qui traite du choc de réaliser ce qu’est vraiment le monde, comment il change et comment y trouver sa place aussi, explique Tim Keen. Ainsi, pour être xénophobe ou anti-immigrant, il faut à la base avoir une certaine attitude envers le monde et les gens. L’album vise donc davantage à exprimer un sentiment plutôt qu’à défendre une quelconque position politique. Et je pense que c’est vraiment très important, parce qu’on ne peut pas séparer les deux choses. »
Les membres d’Ought conservent par ailleurs un beau souvenir de leurs premières années à Montréal, même s’ils y passent forcément moins de temps qu’auparavant. La formation a aussi quitté la maison de disques montréalaise Constellation pour signer avec l’étiquette américaine Merge (au Canada, c’est Royal Mountain Records qui distribuera Room Inside the World). « J’adore Montréal, et la scène locale a été très importante et incroyablement formatrice pour moi, confie Tim Keen. Mais c’est difficile de s’y sentir constamment connectés quand tu es absent pendant un moment. Nous sommes davantage ancrés dans une culture musicale d’un groupe qui tourne à l’international maintenant, et ce pour le meilleur et pour le pire. »
Ought sera en concert le 6 mars au Théâtre Fairmount à Montréal.
Crédit photo: Jenna Ledger