The Beatles + Paul McCartney
Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band
Que reste-t-il à écrire sur les 50 ans de ce qui est largement considéré comme l’album le plus important de toute l’histoire du rock? Entre les anecdotes sur sa sortie et ses séances d’enregistrement hors normes, sans oublier le plantureux coffret de six disques lancé à la fin-mai, tout a été dit ou presque sur cette œuvre mythique. Et pourtant, son héritage demeure encore difficile à saisir aujourd’hui…
En effet, malgré toute l’influence qu’il a pu avoir, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band n’est pas nécessairement l’album que les inconditionnels des Beatles préfèrent. Plus jeune, je me souviens de mon paternel qui le trouvait trop ci, trop ça. Lui qui ne jurait que par l’époque Please Please Me jusqu’à Help!, il restait insensible à ces expérimentations sonores et ces chansons fantaisistes écrites sous l’influence d’on ne sait quoi… Même les amateurs de la période plus cérébrale des Fab Four lui préfèrent généralement Revolver (dont votre humble serviteur), ou encore Rubber Soul, ou le somptueux Abbey Road. Et pourtant, on y revient sans cesse : Sgt. Pepper, l’album qui a bouleversé à jamais le visage de la musique pop. Mais encore?
Il est vrai que les Beatles ont élargi considérablement la palette d’instrumentation du rock avec cet album. Des cuivres grandiloquents de la pièce-titre jusqu’au sitar indien de Within You Without You, en passant par le tourbillon orchestral de la sublime A Day in the Life, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band marque certainement un tournant à cet égard. Cela dit, Brian Wilson et les Beach Boys avaient déjà innové à ce chapitre sur le classique Pet Sounds, paru un an plus tôt, en introduisant de nouvelles sonorités dans la pop de l’époque. Sans oublier que les Beatles eux-mêmes avaient montré des indices de ce qui s’en venait sur le précédent Revolver…
Sgt. Pepper est aussi souvent présenté comme le précurseur de l’album-concept, une façon d’organiser les chansons d’un disque autour d’un thème ou d’une symbolique en particulier. Certes, l’idée de Paul McCartney d’un album enregistré par un groupe fictif était résolument avant-gardiste pour l’époque, mais le concept ne s’étend pas vraiment au-delà des deux premiers morceaux et de la reprise de la pièce-titre. Les Moody Blues, par exemple, ont poussé beaucoup plus loin l’idée de l’album-concept avec leur disque Days of Future Passed, paru six mois plus tard et dont les chansons suivent le déroulement d’une journée, du petit matin jusqu’à la nuit.
Pour d’autres, Sgt. Pepper a marqué un tournant dans l’histoire du rock parce qu’il venait réconcilier l’univers de la musique populaire et celui de la musique sérieuse, de l’inclusion du compositeur Karlheinz Stockhausen parmi la pléiade de personnalités à figurer sur la pochette jusqu’à l’accord de mi majeur à la fin d’A Day in the Life, très-musique concrète dans son attaque. Mais là encore, c’est oublier l’album The Velvet Underground & Nico, paru trois mois plus tôt, qui regorge de clins d’œil à la musique d’avant-garde par son usage de la dissonance et de la microtonalité. Sans compter aussi les premières expérimentations sonores de Frank Zappa, admirateur d’Edgar Varèse, et dont l’influence se fait sentir dès 1966 sur son Freak Out!
Mais qu’ont donc inventé les Beatles sur Sgt. Pepper, au juste? La question n’est pas importante, car cet album n’est pas nécessairement marquant pour ce qu’il est, mais plutôt pour l’effet qu’il a eu. En effet, il a permis au rock d’être ambitieux, de s’élever au rang de forme d’art. D’autres groupes ou artistes, et nous venons d’en faire la preuve, ont poussé tout aussi loin leur quête d’expérimentation, mais la vérité, c’est qu’ils n’auraient jamais eu la même résonance si les Beatles n’avaient pas foncé dans cette même direction. Libérés de la contrainte des tournées, John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr ont créé un album sans autre limite que celle de leur imagination (et celle de leur réalisateur George Martin).
Dans son livre Interpreting Popular Music, le chercheur David Brackett explique comment la musique des Beatles, parce qu’elle est devenue plus complexe sur les plans harmonique, formel et instrumental, a commencé à susciter de l’intérêt de la part des musicologues parce qu’elle apparaissait soudainement comme ayant de la « valeur ». Ne serait-ce que pour ça, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band reste un monument de la musique rock. (Mais on se gardera une petite gêne avant de le qualifier de « moment décisif de l’histoire de la civilisation occidentale », comme l’avait écrit à l’époque le critique du Times, Kenneth Tynan.)
L’importance de Sgt. Pepper peut également se mesurer à l’effet de ressac qu’il a provoqué. En effet, autant le classique des Beatles est considéré comme le premier jalon d’une musique pop plus ambitieuse, autant il symbolise le travestissement de l’esprit d’origine du rock’n’roll, et plusieurs le blâment pour les excès qui allaient caractériser le rock progressif des années 70. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des groupes comme The Band ou Creedence Clearwater Revival ont voulu revenir par la suite à un rock plus proche de ses racines. Les Beatles eux-mêmes semblent avoir amorcé un tel mouvement dès leur disque suivant, le célèbre White Album, avec la chanson Back in the U.S.S.R., une sorte de pastiche à la Chuck Berry.
Bref, comme toutes les grandes œuvres, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band a autant séduit que divisé. Et c’est là le propre des albums qui ont fait l’histoire, même si on a le droit de lui préférer Twist and Shout, comme feu mon papa.
The Beatles
Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band
Capitol
39:52
2 juin 1967