Dossier spécial | Regards croisés sur la chanson francophone de l’ADISQ : La chanson francophone en tant que lieu d’hybridité
Le 26 septembre dernier, des membres de l’industrie musicale étaient conviés à l’UQAM pour une journée entière de réflexion philosophique sur l’état de la chanson au Québec et au Canada. Loin des préoccupations financières, la journée était là pour poser des questions profondes sur l’état des choses actuellement au Canada. Dans ce deuxième texte, on creuse la langue comme vecteur d’hybridité.
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La langue est vivante. C’est un mode de communication qui évolue sans cesse et qui incorpore des régionalismes, des mots venant d’ailleurs au fil des années. Prenez à ce titre, le mot ketchup qui aujourd’hui fait partie du registre commun comme on le sait tous. Pourtant, l’une des théories sur sa création serait qu’il viendrait de marins anglais qui avaient découvert une sauce piquante qui s’appelle du « ké-tsiap » en hokkien (une des langues chinoises). On est loin de la racine latine. Pourtant, depuis 1948, le mot est officiellement un mot francophone inscrit au Larousse et Dieu sait que ma grand-mère faisait son propre ketchup aux fruits.
De la même manière, la langue parlée couramment aujourd’hui au Québec continue de rentrer en contact avec d’autres langues et se métisse. Pour discuter du sujet, les intervenants étaient Webster, Raccoon, J. Kyll de Muzion, Sensei H ainsi qu’une conférence donnée par Catherine Leclerc qui est professeure au département de langue et littérature françaises à l’Université McGill.

Le passage obligé de la colonisation
On ne peut pas parler de la relation que les artistes ont envers le français sans parler de colonisation. Pour Raccoon et J. Kyll, leurs racines haïtiennes, pour Sensei H c’est le français qui a été imposé aux Kabyles du nord de l’Algérie et Webster qui a eu le français qui a remplacé le wolof. Comme le disait ce dernier : « Mon père est né au Sénégal, en l’Afrique de l’Ouest. Notre lien historique avec le français est un lien de colonisation, d’exploitation et d’acculturation. Et donc, comme Sensei le mentionnait, pour ma part, mon père a grandi dans une école où on les battait quand ils parlaient wolof. C’est-à-dire qu’ils devaient absolument parler le français et, dès qu’ils étaient pris à parler wolof, on les battait. Et donc, cette relation au français est totalement différente, si je peux dire, de l’enjeu politique actuel dans le courant dominant. »
C’est en effet une relation fort différente de plusieurs Québécois de souche française qui défendent plutôt l’importance que le français existe face à la langue anglaise qui est dominante sur le continent. J. Kyll expliquait aussi que ses parents ne parlaient que créole alors qu’elle et ses frères parlaient français, ce qui occasionnait une certaine distance ou encore un certain sentiment d’étrangeté. Mais pour elle, qui est née au Québec, elle nomme aussi la complexité de ces questions : « Pour moi, il y a plusieurs réalités qui s’entrechoquent par la question que tu viens de poser. Il y a tout ce qui est conscient et tout ce qui est inconscient. C’est-à-dire que oui, l’imposition dont on parle, dépendant de l’âge que tu as, est la réalité. Parce que, pour moi, je suis née au Québec. Et pour la majorité des gens qui ont des identités de type ethnique, mettons, qui sont nées ici, surtout les plus jeunes que nous, ce sont des questions qui ne se posent même pas en font. Ils ne vont pas se poser la question à savoir pourquoi ils parlent français, pourquoi ils parlent ce français avec cette couleur, avec ces formes, avec ces accents ? »
Elle continue en parlant de ce moment où elle a fait un choix conscient de rapper en français : « Quand j’ai commencé à rapper, les boys, eux, c’est en anglais qu’ils ont choisi de rapper parce que l’universalité, parce que la rue, parce que la réalité qu’on vivait qui était universelle elle se racontait, elle s’exprimait dans ce qu’on voyait au niveau médiatique en anglais. Mais moi, pour pouvoir le faire avec le plus d’authenticité possible, j’ai dit : OK, on va le faire en français. Parce que dans l’aile, dans Saint-Michel, dans le bloc, c’est en français. »
La relation de Sensei H est plus trouble alors que l’histoire coloniale, pour sa part, est très proche de son vécu : « Mon rapport au français, ça a été en gros la façon dont mes parents voulaient que je m’intègre dans le pays qui nous a colonisés. Donc il fallait que je parle le meilleur français possible pour pouvoir pas revivre ce qu’ils avaient vécu, c’est-à-dire avoir de la facilité, avoir un travail, puis un toit. Aujourd’hui, pour moi, parler français c’est pas nécessairement une fierté, c’est plus la langue qui m’a été imposée et, comme je dis des fois, pendant que je parle le français, je ne suis pas en train de parler le kabyle, la langue qui a été la langue de mes ancêtres pendant énormément de temps. »
La langue comme un outil et ses saveurs
Malgré ce passé lourd, il y a aussi beaucoup de lumière dans les possibilités avec le français et dans la relation selon Raccoon. « Est-ce que je suis obligé d’embarquer dans cette rengaine-là? Dans le fond, non, parce que ça devient juste un outil at some point. Puis l’héritage, c’est plus qu’est-ce que tu en fais? » D’ailleurs, s’il y a un milieu où la langue est particulièrement utilisée comme un outil, c’est bien dans le rap.
Webster explique aussi comment le français est arrivé pour lui : « Donc, pour ma part, j’utilise le français. Je travaille le français pas dans un cadre de protection de la langue française, mais plutôt parce que c’est mon outil de travail. C’est une langue que j’aime travailler, mais j’aurais pu le faire en allemand, j’aurais pu le faire en anglais j’aurais pu le faire en kiaiwanda j’aurais pu le faire en swahili si j’étais né dans ces espaces géographiques là, donc c’est un peu ma vision de cette question-là du lien entre le français et nos histoires coloniales liées à la langue française. »
La langue métissée
S’il y a un groupe qui est au centre de l’utilisation du français dans le rap en français au Québec, c’est bien Muzion. Dans sa conférence, Catherine Leclerc : « Je vous ai donné un exemple du journaliste Bernard Lamarche, qui va dire justement que le mélange des langues fait partie de l’attrait de Muzion. Vous vous rappelez qu’un peu plus récemment, avec Dead Obies, le mélange des langues a suscité toutes sortes de controverses, mais au moment où Muzion arrive, c’est original et la critique aime ça. Donc, c’est super, ça va bien. Et ce que ça veut dire aussi, c’est que le rap ouvre des possibilités qui n’existaient pas auparavant. »
J. Kyll, une des membres de Muzion, explique que le mélange de langue était là dès les débuts de manière authentique, parce que c’était leur langage quotidien : « Fait que se côtoie le français qu’on a appris au Québec, le français qu’on entend en France parce qu’on écoute le rap français de France et puis le créole qu’on entend à la maison et qu’on parle entre nous dans les cours d’école ou sur les street corners. L’anglais qu’on a grandi dedans parce que c’est la culture qui raconte notre vécu, on l’a d’abord vu, on l’a d’abord entendu en anglais. Tout ça se côtoie, tout ça fait partie d’un même melting pot de façon totalement naturelle et authentique. It sounds real, you know? Automatiquement, la réconciliation se fait. On ne se pose même pas la question à savoir est-ce que ça, ç’a a le droit d’être? Quel pourcentage des pistes il faut mettre de créole ou d’anglais ou de français pour que ça soit bon ou que ce soit vrai? Juste rappe comme tu parles, c’est ça qui a fait que ça a suscité l’intérêt et que ça a marché aussi fort aussi, tu vois? »
Le débat de langue
Si Muzion à son arrivée a reçu des critiques favorables, depuis quelques années, il y a un retour du débat sur la place que l’anglais prend dans le rap. Raccoon, pour sa part, rappelle que, parfois, le débat est peut-être trop politisé versus ce que c’est réellement : « Moi j’écoutais les gars, je vois un peu que c’est comme une exagération de cette réalité-là dans un but artistique. Donc, cette controverse-là, je trouve qu’elle est un peu nulle, c’est juste un choix artistique. Si tu les écoutes, tu te rends compte que c’est des personnes qui parlent très bien anglais, qui parlait bien français, mais qu’ils ont juste décidé de coder comment ils pensent, par rapport à leur influence. Si tout ce qu’on fait, surtout les artistes, il y a des choses qu’on fait c’est seulement pour le swag, pour le style. Je pense qu’on ne parle pas assez de ça. Je pense qu’on a tendance à souvent suranalyser et surpolitiser les trucs qu’on fait. C’est une des grosses erreurs qui a été fait avec ce débat-là c’est de pas comprendre que c’est des artistes en premier lieu. »
Parfois, il y a des déroutes qui se font. Comme Sensei H, qui explique qu’à CÉGEP en spectacle, on lui a demandé de changer son nom parce que ce n’était pas en français. Et comme son rapport au français est compliqué, et, même si elle avoue, qu’elle comprend le débat du français au Québec, ça demeure une demande qu’elle trouvait exagérée.
Travailler la langue
Webster rappelle aussi que l’utilisation d’un mot dans une autre langue dans le cadre du rap, c’est souvent pour réussir à faire une bonne rime. « Et l’usage de l’anglais ou même d’autres langues dans l’art, pour moi, ça va au-delà de la critique pour aller du côté, j’ai envie de dire : utilitaire. Parfois, on va utiliser des mots anglais parce que le mot se dit peut-être en une syllabe au lieu de deux syllabes. Dans mon texte, si je dis soleil, ça me prend plus de place que dire sun, admettons. Donc, dépendamment de l’espace dont j’ai besoin. Après ça, ce que j’ai besoin est une rime en « un ». Si j’ai besoin d’une rime en « un », sun fait plus de sens que soleil. »
Raccoon rappelle que : « Moi je crois que oui, le rap c’est un art, puis la langue française, je crois aussi que c’est comme un truc qui est très codé. C’est un des rares styles de musique que tu dois apprendre à écouter. Quand je dis apprendre à écouter, c’est qu’il y a beaucoup d’acrobatiques qu’on fait dans la forme la plus pure du rap. Il y a beaucoup de trucs qu’on fait, que c’est peut-être à la huitième écoute que certains auditeurs vont s’en rendre compte. Les auditeurs un petit peu plus expérimentés, exercés vont s’en rendre compte à la deuxième, troisième écoute. Tout ça pour dire que le rap c’est quelque chose qui est fait pour récompenser les personnes qui sont les plus attentives. »
Les acrobaties, les rencontres et l’unicité
S’il y a une chose qui se dégage de ces discussions, c’est que, souvent, les rappeurs, même ceux qui s’amusent à mélanger les langues, sont souvent d’excellents orateurs dans la langue de Desjardins. Il y a dans le rap une façon de voir le tout comme un jeu où la multiplicité des mots et des lexiques permet simplement plus de combinaisons.
L’autre chose qui se dégage, c’est l’importance de ne pas surpolitiser ce qui avant tout est une expression artistique de la part de créateurs qui eux-mêmes sont en train de découvrir ce qu’ils font au moment où ils le font. Comme le dirait J. Kyll, les artistes sont avant tout là pour : « spit ce qu’ils ont dans le cœur. »
Autres textes du dossier
- La chanson francophone en tant que vecteur d’une identité et d’une langue
- Voix entrêmelées : naviguer entre les langues autochtones et le français
- La chanson francophone : un atout pour un territoire
*Cet article a été rédigé en collaboration avec l’ADISQ
Crédit photo: ADISQ / Simon Claus