Oasis, The Verve et Cast à Heaton Park le 16 juillet 2025
J’ai quand même vu des shows dans ma vie, mais je n’ai jamais vécu une foule aussi électrisée, passionnée, loud et soudée que celle-là.
L’emblème de la ville de Manchester, depuis les temps victoriens, est une abeille. Quand les notables de l’époque ont cherché comment représenter la ville, ils ont choisi l’abeille pour représenter une ville de travailleurs, qui est bien sûr au service de la Reine, mais qui ne dépend pas d’elle pour survivre… sous-entendu, on n’est pas comme les péteux de broue à Londres qui vivent accrochés aux mamelles de la Couronne. Ici, on travaille pour ce qu’on a, à la sueur de notre front.
Cette farouche indépendance, cette valorisation de l’industrie et du travail sans relâche font partie intrinsèque de l’ADN de la ville… Mais vous savez ce qu’on dit. Work hard, play hard.
C’était vrai dans les années 80 avec Factory et les Smiths. C’était vrai dans les années 90 avec le mouvement Madchester et Oasis. Et c’est encore, sans surprise, tout aussi vrai en 2025.
Il faut savoir qu’Oasis jouissent d’une drôle de réputation en Grande-Bretagne et particulièrement en Angleterre : leur popularité massive vient toujours avec un certain bémol. Les frères sont vus par plusieurs comme de bien piètres représentants de la culture brit avec leurs frasques, leur consommation massive d’alcool et d’autres substances, et leur attitude aux antipodes de l’humilité et de la retenue classiques de la traditionnelle « stiff upper lip ».

Un phénomène
Cela dit, même les personnes les plus indifférentes à leur musique et à leurs apparitions médiatiques concèdent rapidement leur importance indéniable dans l’histoire musicale britannique et, particulièrement, mancunienne. Le battage médiatique et commercial autour de leur retour inattendu, après 16 ans de séparation et de tiraillage public par médias interposés, fait foi du poids démesuré que les Gallagher possèdent encore aujourd’hui dans l’espace public du pays.
Je ne sais pas si je peux correctement expliquer à quelqu’un qui ne consomme pas les médias britanniques — ou qui n’est pas physiquement sur place — à quel point ça n’a pas de bon sens. On ne peut pas croiser une vitrine qui ne fait pas référence au band, des librairies aux épiceries en passant par les kiosques de bouffe mexicaine (« Roll with it! 10£ burrito meal deal! »). Ils sont immenses.
Pardon. À Londres, ils sont immenses. À Manchester? Ce sont des demi-dieux.
Une station de radio locale a changé sa programmation pour être entièrement du Oasis 24/7 pour le mois. Les musiciens de rue ont fait pareil, tout comme l’intégralité des commerces du centre-ville. Et ce n’est pas uniquement pour les touristes : il suffit de s’assoir vaguement proche des cuisines d’un resto ou d’un pub pour entendre filtrer les riffs des succès comme Roll With It ou des plus modestes chansons comme Rocking Chair. La meilleure comparaison que je pourrais faire, c’est quelque chose comme Montréal quand le Canadien est en finale de la Coupe Stanley, sauf que ça dure depuis un mois et qu’il y a encore un mois à faire. La ville est Gallagher mur à mur, du plancher au plafond, avec peut-être un petit peu de Stone Roses et de Happy Mondays sur les moulures pour distraire un peu. Je me doutais que ça allait être quelque chose, mais jamais je n’aurais soupçonné une pareille ubiquité.
J’ai l’air de tourner autour du pot, mais non : on ne peut pas parler d’un concert d’Oasis à Manchester sans parler de la foule. Des passionnés presque militants, qui voient l’occasion comme une espèce de pèlerinage, un moment de communion qu’ils n’attendaient plus avec un groupe qui les a accompagnés pratiquement toute leur vie. Le fait que les tounes sont souvent des hymnes singalong presque faits sur mesure pour être gueulés en gang n’y est pas étranger.
J’ai quand même vu des shows dans ma vie, mais je n’ai jamais vécu une foule aussi électrisée, passionnée, loud et soudée que celle-là.

THIS. IS. IT.
Même la première partie mollassonne, par les vétérans du dad-rock générique, Cast, n’a pas pu calmer les ardeurs des quelque 80 000 fans qui avaient commencé à s’entasser dans Heaton Park, au nord de la ville, dès le début de l’après-midi. Quand Richard Ashcroft est arrivé autour de 19h, l’excitation a monté d’un cran — il faut dire que c’est lui aussi un p’tit gars du coin. Les classiques de Urban Hymns de The Verve comme The Drugs Don’t Work, Sonnet et Lucky Man ont soigneusement mis la table pour l’évidente pièce finale : une Bitter Sweet Symphony qui a achevé de souder la foule. C’était, déjà, une expérience quasi religieuse.
Sur le coup de 20h15 précises, comme prévu, la musique d’ambiance s’est tue et un frisson a traversé le parterre bondé. Playback : une voix radiophonique old-school annonce la fin des hostilités. Les écrans massifs derrière la scène affichent les mots « THIS IS NOT A DRILL », et autres variations sur « THE WAIT IS OVER », puis les trois mots que tout le monde attendait : « THIS. IS. IT. »
Le groupe arrive sur scène. Les deux frères sont ensemble. C’est réel, ça se passe pour vrai. Même deux semaines après le début de la tournée, alors que l’on connaît déjà la setlist et qu’on sait presque tout de ce qu’on va voir, il est difficile de ne pas se pincer en voyant qu’on assiste, véritablement, au comeback à la fois le plus improbable et le plus inévitable des vingt dernières années.
Puis résonnent les premières notes de Hello (où les frères lancent à la foule, et un peu à eux-mêmes « Hello, hello, it’s good to be back, good to be back ») qui est immédiatement suivi de Acquiesce, dont les couplets sont crachés avec le bagout caractéristique de Liam alors que Noel, d’une retenue infiniment cool, s’occupe du refrain: « Because we need each other, we believe in one another ». Personne dans ce band n’a fait dans la dentelle par le passé et ce n’est pas aujourd’hui qu’ils vont apprendre la subtilité. Pis c’est parfait comme ça.

Succès sur succès sur succès
S’ensuit un feu roulant de hits qui durera un peu plus de deux heures. Bien sûr, on se concentre surtout sur la période faste du groupe : sur les 23 pièces jouées au cours de la soirée, 20 proviennent de la période avant la sortie de Be Here Now.
Après s’être joyeusement servis dans la section rock du prolifique buffet Gallagher pendant les neuf premières chansons (notamment Roll With It, Cigarettes and Alcohol et autres Supersonic), c’est l’heure de la pause pour Liam — par ailleurs en meilleure forme vocale que jamais — et pour un moment plus calme avec quelques pièces acoustiques menées par Noel. La fantastique Talk Tonight, la joliment folk Half the World Away et la puissante Little By Little montrent que, même si l’énergie pure et le charisme inouï de Liam *font* le band, le frère aîné sait quand même ce qu’il fait.
On rembraye avec D’You Know What I Mean, une des rares pièces irréprochables du mal-aimé Be Here Now, avant de poursuivre l’escapade dans les pièces mid-tempo (Stand By Me, l’étincelante Cast No Shadow qui avait d’ailleurs été écrite à propos de notre bon ami Richard Ashcroft de tout à l’heure, et Slide Away) avant de se lancer dans la criminellement sous-estimée Whatever.
Alors que le soleil nordique de Manchester commence à peine à se coucher, c’est déjà l’heure des dernières chansons. On clôt l’affaire avec panache : l’inimitable Live Forever (chapeau, en passant, au nouveau batteur, Joey Waronker, qui réussit à nous faire oublier les excellents Tony McCarroll et Alan White qui officiaient à la batterie pendant les années fastes) et Rock ‘n’ Roll Star, qui n’aurait pas pu être mieux choisie. Ce soir, il est vrai que tout le monde sur cette scène — et un peu aussi tout le monde dans la foule — est une absolue rockstar.
Vous allez dire qu’il manque une couple de chansons : on aura compris que le concert n’est pas complet sans le rappel prévu, composé de quatre titres essentiels. On entame avec The Masterplan, qui est possiblement la plus belle chose qui soit sortie de la tête de Noel Gallagher avec son hymne qui exhorte la foule à danser et à prendre des risques, parce qu’au fond, même si la vie peut avoir l’air tracée d’avance, ce n’est pas vrai qu’on ne peut pas avoir un peu de plaisir en chemin. S’ensuivent les inévitables Don’t Look Back In Anger, Wonderwall et la phénoménale Champagne Supernova, dont la finale est accompagnée d’un interminable spectacle de feux d’artifice qui met le point d’orgue à une soirée tout aussi pyrotechnique.

Deux frères, une victoire
Les détracteurs d’Oasis rabâchent souvent les trois mêmes critiques : les mélodies sont simples, et il n’y a rien là-dedans de très original et les paroles ne font aucun sens. Il faudrait leur demander si c’est vraiment important d’innover à ce point quand on se retrouve, à la pénombre, avec 79 999 de nos amis proches à crier au ciel que « so, Sally can wait » avec une main sur le cœur. Le sens des chansons d’Oasis se trouve justement dans cette communion ultime entre des fans qui se retrouvent pour célébrer un groupe, leur groupe. Un groupe qui les représente, sur lequel ils peuvent projeter leur vie, leur famille, leurs amours. Mais aussi, dans la connexion qui se crée quand un band décide de venir à la rencontre de son public, pas pour faire une passe de cash, mais parce qu’ils ont trop de plaisir à jouer ensemble et qu’ils ne veulent pas garder ça pour eux.
Parce que, oui, une pareille mégaproduction, avec autant de hype et un battage médiatique aussi acharné qu’implacable, aurait pu simplement alimenter le cynisme des fans : ah, c’est le divorce de Noel qui lui coûte cher, ou Liam a besoin d’argent pour s’acheter un chalet. Que les sceptiques soient confondus : ce qu’on a devant nous, quand on va voir Oasis live en 2025, ce n’est pas une entreprise de capitalisation sur la nostalgie des belles années.
Ce sont deux frères qui se retrouvent, mais surtout un band qui renoue avec le plaisir de jouer et un public qui regagne ses héros. Please don’t put your life in the hands of a rock and roll band, disent-ils, mais après avoir vu ce qu’ils font quand les fans leur démontrent leur indéfectible loyauté, on se dit qu’on a eu un peu raison de les attendre pendant toutes ces années.
Crédit photo: Couverture : Josh Halling / Big Brother Recordings