Chroniques

Le prix d’un billet

La rédaction de cet article a été initiée par la mise en vente publique du dernier concert de Skinny Puppy à Montréal.

Quelques minutes après l’heure de mise en vente, il n’y avait que des billets en revente au double du prix. Un concert « complet » pendant plusieurs semaines, jusqu’à 21h, un soir de semaine, lorsque quelques places se sont libérées au prix annoncé. Un dénouement heureux qui n’a pas fait oublier l’expérience désagréable du premier jour de vente.

J’évolue dans le domaine des arts de la scène en vente (de billets). J’ai l’habitude d’obtenir les billets que je souhaite quand je fais l’effort de les acheter en avance, et c’était une des rares fois que je ne les obtenais pas. Sachant que beaucoup de passionnés des arts de la scène ont vécu la même expérience dernièrement, voici un (long) article sur l’évolution du prix d’un billet, vu par quelqu’un qui le programme depuis plus de vingt ans.

1. Comme dans le bon vieux temps

Est-ce qu’un billet de spectacle coûtait moins cher avant? Oui, évidemment, comme tout le reste. Chacun a son point de repère quand on se dit « comme dans le bon vieux temps », et le prix d’un billet de spectacle en est un pour les mélomanes qui n’ont jamais manqué un concert de leur artiste préféré.

Je ne me souviens pas de ma première mise en vente de billet, mais je me souviens certainement de l’expérience de se lever (trop) tôt pour être parmi les cent premiers fans dans la file d’attente. La rencontre avec les autres fans en avant et en arrière de moi, de « c’est quoi ton album préféré? » à « tu les as vu cette fois-là que je n’y étais pas, chanceux!».

L’attente de l’ouverture de la porte qui mène aux guichets de la billetterie, après avoir gelé dehors pendant deux heures parce que cette fois-là était en hiver. L’ami qui va chercher des cafés au McDo à côté du Forum pour raviver l’esprit de group(i)e, et continuer à avoir un sentiment de sortie de salle parce qu’on se retrouve ensemble à une heure pas rapport, entre passionnés du même artiste.

Les portes s’ouvrent. La sensation d’arriver au guichet avec le bout de papier sur lequel est noté le top trois des sections à demander à l’agente de billetterie, en s’assurant de bien le prononcer dans le chaos des demandes. La fierté d’avoir de bonnes places bien méritées par l’effort matinal déployé, ou des mauvaises parce que l’agent n’a pas bien compris la demande, et le temps d’en refaire une deuxième, ta section préférée est complète.

2. Du bon vieux temps à aujourd’hui

J’ai retrouvé un billet de 1998, tarif annoncé de 45,50$ avec 4,50$ de frais = 50$. Il y avait une gradation entre le parterre et le plafond, disons trois catégories de prix, mais les frais additionnels restaient à 4,50$ dans tous les cas, parce qu’à l’époque, le service de vente d’un billet était le même peu importe le prix.

Selon le calcul de l’inflation de la banque du Canada, des frais de 4,50$ en 1998 devraient être autour de 7,80$ en 2023. En réalité, si je sors ma collection de billets cartonnés, voici ce que je constate en moyenne :

  • 1998 = Billets à 45,50$ avec 4,50$ de frais = 50$ (ou 9% de frais)
  • 2008 = Billet à 59,50$ avec 10,50$ de frais = 70$ (ou 15% de frais)
  • 2018 = Billet à 95$ avec 15$ de frais = 110$ (ou 13,6% de frais)
  • 2023 = billet à 145$ avec 20$ de frais = 165$ (ou 12,1% de frais)

20$ de frais en 2023 représentent quand même 256% (20/7,80) de ce que la Banque du Canada propose comme évolution. À quoi peut bien servir le 12,80$ supplémentaire? Essentiellement à payer les ressources qui permettent d’acheter un billet en ligne, de récupérer ce billet dans un compte, par courriel ou par cellulaire, de façon sécuritaire.

On a l’impression que c’est facile. Mais non! Gérer des millions de clients numériquement demande un savoir-faire bien réel. On est loin du guichet avec l’agente qui remet un billet cartonné sans avoir à créer de dossier client, et un superviseur qui va faire un dépôt aux quinze minutes parce que tout le monde paie comptant pour que ça aille plus vite.

3. Le prix d’une production

La première étape dans la logique du prix d’un billet est le coût de production de l’événement. Le producteur commence par négocier le cachet de l’artiste. De la caisse de bières à la tarification de la GMMQ et de l’UDA, jusqu’à tant de millions pour une reine de la pop, ça coûte tant pour faire monter tel artiste sur scène.

Le producteur détermine la salle (diffuseur) appropriée pour cet artiste, qui engendre des frais de location de salle plus des frais de salle par billet, parce qu’une salle qui affiche complet s’use plus rapidement qu’une salle à moitié remplie. Le propriétaire de la salle récupère ainsi son coût d’entretien.

Ensuite, le producteur ou le diffuseur a un partenaire d’affaire qui s’occupe de la vente de ses billets, qui se traduit en des frais de service de vente et de distribution de billets. Dans le domaine, il y a un consensus non écrit qui dit que les frais ne devraient pas dépasser 10% de la valeur du billet.

Concrètement, si une production coûte 100 000$ dans une salle de 1000 places, le trio producteur/diffuseur/vendeur s’entendrait sur un prix moyen autour de 100$ duquel s’échelonne une gradation entre le meilleur et le pire siège, plus 10% de frais.

4. L’offre et la demande

La deuxième étape dans le prix d’un billet est la demande pour l’artiste. Celle-ci est démesurée pour 5% à 10% des artistes sur la planète, à savoir qu’il n’y a pas assez de salles dans le monde et de jours dans une année pour répondre au nombre de personnes qui veulent les voir.

Après les commodités, les produits et les services, l’économie des expériences est en grande transition depuis la pandémie, et la peur de manquer de quoi (FOMO, fear of missing out) est devenue un des éléments clés de cette demande. Moins il y a de billets disponibles, plus une personne sera prête à payer cher par peur de manquer l’événement.

Finalement, la numérisation de la musique populaire, l’implosion de l’industrie du disque et l’arrivée de l’écoute en ligne ont fait en sorte que les revenus nécessaires pour développer la carrière d’un artiste se sont déplacés vers la vente de billets, et l’économie des produits à celle des expériences.

La bonne nouvelle est que les artistes font plus de spectacles, et n’ont jamais été autant à la rencontre de leur public. La moins bonne est qu’ils soient obligés de faire plus de spectacles, parce que la vente de leur musique ne permet plus de payer le loyer ou l’hypothèque.

5. La revente de billets

La troisième étape dans le prix d’un billet est le nombre / ratio de billets en revente. Bien que nous ayons une loi depuis 2012 qui interdit la revente d’un billet plus cher que le prix payé, le marché a compris comment réinterpréter cette loi avec une facilité telle qu’il est devenu normal de payer plus cher que le prix annoncé.

Quel prix annoncé? Avant la numérisation des ventes, les prix étaient inscrits sur une affiche à l’entrée de la billetterie, et restaient les mêmes du jour de la mise en vente au jour du concert. Les revendeurs achetaient leur série de billets en même temps que tout le monde, annonçaient ensuite dans les journaux, et vendaient ce qui leur restait le soir de l’événement au coin de la rue. Maintenant, la possibilité d’ajuster les prix en direct fait en sorte qu’il n’y a plus de prix annoncé officiel, donc plus vraiment de prix annoncé à respecter.

Légalement, c’est le producteur qui décide si le prix augmente lors de la revente des billets. Toutefois, le trio cité plus haut de producteur/diffuseur/vendeur n’est pas toujours un trio, il y a aussi des duos, des solos. Dans certains cas, la décision revient à se regarder dans le miroir et se demander si on veut faire plus d’argent. L’offre est ensuite ajustée plusieurs fois par semaine, ou jour, selon un algorithme aux allures d’IA experte en vente de billets.

Avec la revente en ligne, on peut suivre la valeur d’un billet en temps réel comme un titre coté à la bourse, basée sur la spéculation des revendeurs. En anglais, ticket broker n’est pas bien loin de stock broker, et ce n’est pas pour rien; les revendeurs suivent la courbe et changent la tarification dès qu’il y a plus ou moins de demandes. Un fan a un compte, un revendeur de billets en a plusieurs centaines, ou milliers, à travers lesquels il peut transiger l’équivalent d’actions d’artistes, 24/7. Si j’étais conseiller financier, je proposerais possiblement d’investir dans la revente de billets de spectacle tellement ça peut être rentable.

6. Le prix que ça vaut

La dernière étape dans le prix d’un billet est le modèle d’affaire de la production. Il y a deux grands modèles d’affaires qui se croisent et se retrouvent souvent en compétition dans les arts de la scène : l’accès à la culture au public et le divertissement profitable au privé. Ça ne veut pas dire que la culture ne peut pas être profitable, et le divertissement cultivé, mais ça met en perspective que le retour sur investissement n’a rien à voir entre les deux.

Le seuil de rentabilité au privé oscille autour de 80% de la salle vendue, tandis que celui au public peut monter jusqu’à 200%. Dans le cas de la production à 100 000$ dans une salle de 1000 places, le prix moyen du billet serait de 125$ au privé (seuil à 80%) et pourrait baisser jusqu’à 50$ au public (seuil à 200%). On en déduit qu’il faut au moins deux représentations au public pour régler le coût de production. Mais alors, pourquoi le public ne vend pas à 125$ comme au privé? Parce que la demande pour la culture n’a rien à voir avec celle pour le divertissement.

C’est normal, malheureusement. Le divertissement est un produit culturel développé sur mesure pour un public cible, souvent exclusif, selon une formule éprouvée. La culture est l’expression artistique de l’expérience humaine, selon un principe d’accessibilité à toutes et tous. L’un offre une déresponsabilisation (pour décrocher, se déconnecter), l’autre demande une responsabilisation (pour se réaliser et se conscientiser sur la réalité de l’autre).

Du point de vue artistique, ça se traduit en dix mille heures requises pour qu’un artiste maîtrise son art et ait accès à son meilleur. Ce qui peut porter à réflexion est le nombre d’artistes impliqués dans du divertissement ou de la culture. Le prix d’un billet n’est évidemment pas le même pour un artiste solo que pour un opéra, et payer ce que vaut dix mille heures de pratique et de travail vs un million ne peut pas se simplifier à 10$ ou 1000$ le billet.

Ça démontre tout de même pourquoi certains arts de la scène sont gérés par des organismes publics, et pourquoi un producteur peut demander 1000$ pour un artiste solo. Le premier utilise les subventions, les dons et les échanges de services pour baisser le prix du billet, le deuxième utilise les crédits d’impôt pour augmenter la marge de profit.

7. Le bon moment pour acheter un billet

Préventes pour les détenteurs de carte de crédit, membres de fanclub et autres employés et partenaires des producteurs/diffuseurs/(re)vendeurs, font partie des offres exclusives qui peuvent représenter jusqu’à 80% des billets vendus avant le jour de la mise en vente. Il ne reste parfois que 20% de l’offre pour le grand public. Pour ajouter à la frustration, 40% de la salle se retrouve en revente moins d’une heure après le début des ventes, pendant que tous les autres billets sont vendus.

Heureusement, un concert n’est jamais vraiment complet, et le principe sert plus d’outil de marketing que de réalité sur le terrain. Donner l’illusion qu’il ne reste plus de sièges en les bloquant dans des réserves permet d’intervenir sur la perception de l’offre, et le moment idéal pour acheter son billet. Cela implique de la patience et de prendre un (très petit) risque de manquer l’événement, mais un billet acheté le jour du concert est très souvent bien plus près du prix annoncé en prévente que celui du jour de la mise en vente.

Néanmoins, cette dynamique ne fait aucun sens dans une économie de l’expérience, à savoir que deux sièges adjacents puissent être vendus à quelque part entre 125$ et 500$. Les deux fans qui se croisaient dans la file il y a vingt-cinq ans se retrouvent côte à côte avec la même expérience, mais à un prix très différent.

Le bon moment pour acheter ses billets est en prévente, moyennant une inscription à une infolettre de l’artiste, ou à 18h le jour du concert, lorsque tous les revendeurs sont désespérés et revendent au prix annoncé (à perte).

8. Un meilleur prix pour tous

Il reste encore des expériences dont le prix ne change pas à la vitesse d’un titre à la bourse, et c’est évidemment la piste de solution la plus simple à emprunter pour équilibrer le prix des billets. Le prix annoncé resterait le même de la mise en vente à l’événement, parce que le producteur a bien évalué l’offre et la demande, à partir de son étude de marché et de sa prévente.

Deuxième piste, le nombre de billets disponibles en prévente devrait être plafonné à un pourcentage plus raisonnable que 80%, de sorte que le grand public puisse avoir accès à une offre équivalente le jour de la mise en vente. Visons un objectif de 50% lorsqu’il n’y a pas trop de partenaires d’affaire à satisfaire.

La troisième est d’encadrer davantage la revente de billet. Le prix d’un billet devrait être barré lors de sa première vente, de sorte que son prix de revente reste le même jusqu’à l’événement. Si quelqu’un veut faire plus d’argent, il peut certainement le faire avec les billets invendus seulement, de sorte qu’un outil de vente comme une grille de prix dynamique ne s’appliquerait que sur les billets invendus.

La dernière piste, à plus long terme, est d’informer progressivement la population du prix que ça coûte vraiment de produire un événement culturel, sans subventions, dons et échanges de services. L’auteur-compositeur-interprète resterait probablement à 20$ ou 30$ plus une caisse de bière, mais ça montrerait que 375$ pour un billet d’opéra sont un excellent investissement dans sa propre expérience humaine. Ce n’est pas une échelle de prix qui correspond au principe d’accès à la culture, mais ça aiderait à valoriser les millions d’heures de travail nécessaires pour la faire vivre.

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