Critiques

The Knife

Shaking The Habitual

  • Mute Records
  • 2013
  • 96 minutes
9,5
Le meilleur de lca

Qu’est-ce que la musique pop? Si on fait l’exercice de l’étirer, de la découper, de la maquiller, de la tordre et de la déformer, jusqu’où peut-on pousser la chose avant qu’elle devienne autre chose que de la musique pop? Voilà une des nombreuses interrogations que provoquera l’écoute de Shaking The Habitual, le troisième album officiel de The Knife.

Le duo frère-sœur suédois avait fait quelques ridules en 2003 avec Deep Cuts, un bon petit album de pop électro ténébreuse, mais c’est quand sa musique a pris une tournure plus sombre et antagoniste avec l’album Silent Shout en 2006 que le groupe s’est vraiment fait remarquer. Et cette première transition vers une musique plus difficile n’était que la pointe de l’iceberg. Shaking The Habitual vient montrer à quel point The Knife veut repousser les limites de son art et se mettre constamment au défi de progresser.

Sept ans se sont donc écoulés depuis Silent Shout, mais ce n’était pas sept années de silence radio total. Karin Dreijer, la moitié féminine du duo, a lancé un excellent album sous le nom Fever Ray en 2009, et le duo a concocté une trame sonore pour un opéra, le controversé Tomorrow, In A Year, en 2010. Cette dernière œuvre avait été critiquée pour ses expérimentations hésitantes et pour les ponts que The Knife coupait avec son passé. Le duo semblait vouloir se renouveler, sans vraiment savoir encore ce qu’il voulait devenir.

Arrive enfin Shaking The Habitual, qui reprend certaines des approches de Tomorrow, In A Year. On peut parler ici d’un album progressif dans le sens propre du terme, pas dans le sens qui a cristallisé autour du rock pompeux des années 1970. Ne cherchez pas de refrains dans ces chansons, excepté dans la répétition de certaines phrases. Les deux Dreijer laissent les idées progresser et leur donnent libre cours, que ces idées s’étirent sur une minute, sur quatre ou sur dix. Je ne me souviens pas d’avoir entendu un groupe essentiellement pop lancer un premier simple de plus de neuf minutes comme Full Of Fire. Le geste pourrait sembler simplement provocateur, et honnêtement une chanson plus courte et donc plus digestible comme Without You My Life Would Be Boring ou Wrap Your Arms Around Me aurait probablement fait l’affaire, mais à l’écoute de l’album on comprend que Full Of Fire était non seulement un bon simple, mais le meilleur énoncé de mission que le duo pouvait présenter. C’est un des points d’entrée les plus invitants de l’album, avec ses passages hypnotiques et ses beats qui font accélérer le rythme cardiaque, mais sa durée et son intensité un peu maniaque préviennent l’auditeur de ce qui l’attend sur le reste de l’album.

The Knife utilise une impressionnante panoplie de sonorités sur Shaking The Habitual, du steel drum – leur sonorité de prédilection – aux chants d’oiseaux, en passant par les ondes sinusoïdales et les ressorts de matelas frottés avec un archet. Il en résulte une ambiance imprévisible et déstabilisante. Les tons et les rythmes sont très variés d’une chanson à l’autre, les rythmes soutenus se partageant l’album également avec les marches funéraires et les tableaux abstraits et bruyants sans rythmes discernables.

Parlant de bruit, c’est ce qui marquera probablement cet album aux oreilles de la plupart des fans de The Knife: le passage du duo des marges de la musique pop aux profondeurs du noise. Des treize pistes sur l’album, quatre sont dédiées entièrement au bruit. Deux sont de courts intermèdes de bruits d’environ une minute, mais l’une des deux autres est Old Dreams Waiting To Be Realized, un immense enchaînement de textures s’étalant sur plus de 19 minutes en plein centre de l’album. Même si la pièce sera rebutante pour bien des gens et sera probablement “skippée” la plupart du temps, il faut souligner le témérité du geste. Et même si je ne me considère pas comme un expert, j’ai entendu assez de noise dans ma vie pour savoir déceler une composition paresseuse d’une autre plus inspirée. Ici, The Knife nous tient en haleine même en abandonnant la plus infime trace de musique pop. Ce qui aurait facilement pu passer encore une fois pour de la provocation s’avère un exercice vital pour le groupe. Le duo ne veut pas choquer gratuitement, il est simplement à l’écoute de ses propres besoins, et il avait besoin cette fois de faire passer le message par le bruit. Et il le fait brillamment. (La quatrième composition sonore est Fracking Fluid Injection. Plus courte et plus linéaire, elle insiste sur un mariage de bruit et de voix difforme qu’on imagine être la réaction de la croûte terrestre sous l’effet du titre de la pièce.)

On peut dire que nous vivons à une époque fascinante quand une création aussi singulière et exigeante que Shaking The Habitual peut être considérée comme de la musique pop. C’est quoi, la pop, au fond? C’est une musique créée dans le but d’obtenir une réaction positive immédiate. Si elle nous fait ressentir un inconfort flou en même temps, si elle provoque des réflexions intéressantes sur l’identité, la nature de la famille, notre relation à la terre et une variété d’autres sujets, je vois tout ça comme une plus-value. Et quand un album atteint cette cible pas juste de temps à autre, mais à peu près constamment pendant une heure et demie, on parle alors d’un album exceptionnel. J’aimais bien The Knife sans être un fan inconditionnel, mais j’ai cette fois l’impression d’entendre des musiciens qui expriment parfaitement l’expérience humaine en 2013. Du grand art, pour vrai.

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