Godspeed You! Black Emperor
Luciferian Towers
- Constellation Records
- 2017
- 44 minutes
Lorsque Godspeed You! Black Emperor a émergé d’un long sommeil en 2012 avec l’album Allelujah! Don’t Bend! Ascend!, nous étions nombreux à nous demander ce que l’avenir réservait au collectif montréalais. Après tout, ce nouveau disque était constitué de matériel datant du début des années 2000, si bien qu’il était difficile de savoir quel impact le passage du temps aurait sur le son du groupe.
La parution de l’album Asunder, Sweet and Other Distress il y a deux ans a apporté un premier lot de réponses. Non, la recette du groupe n’avait pas changé, avec de longues compositions se déployant lentement, jusqu’à atteindre des climax fiévreux où les guitares et les cordes se déchaînent. Mais il y avait comme un petit quelque chose de nouveau, de plus lourd, de plus direct. J’oserais même dire « concision », pourvu que ce terme puisse s’appliquer à la musique de GY!BE…
Et voilà que la formation rapplique avec Luciferian Towers, qui poursuit dans cette même veine, mais en perfectionnant encore la méthode. S’il y a un qualificatif qui pourrait s’appliquer à ce sixième album de la troupe, c’est la cohérence. Ça paraît étrange, étant donné que les quatre pièces qui le composent sont clairement séparées, sans aucun morceau qui s’enchaîne. Et pourtant, le disque fonctionne comme une véritable suite, où chaque élément semble entièrement à sa place.
Ça commence avec Undoing a Luciferian Towers, qui s’ouvre sur un bourdon duquel émerge tranquillement une mélodie en sourdine. Il faut attendre plus d’une minute pour que survienne un premier changement d’accord, et l’effet est saisissant. On se surprend même à penser au prélude majestueux de l’opéra Das Rheingold, de Richard Wagner, célèbre parce que composé d’un seul accord de mi bémol majeur. Dans le cas de GY!BE, il faut remonter à Lift Your Skinny Fists Like Antennas to Heaven, paru en 2000, pour retrouver une ouverture d’une telle splendeur.
Ensuite vient Bosses Hang, une des deux pièces de résistance de cet album, épique dans son esprit, mais relativement concise selon les standards du groupe montréalais, à un peu moins de 15 minutes. La première section se veut presque lumineuse, avec sa mélodie en rythme ternaire qui semble connoter un certain espoir. Les réjouissances sont cependant de courte durée, et la pièce sombre dans un intermède glauque porté par de délicats arpèges de guitare, jusqu’à ce que toute la troupe se déchaîne dans un grand crescendo. Dans une volonté sans doute de créer une certaine trame narrative, le groupe ramène le thème initial pour la finale, mais l’enchaînement provoque une rupture de rythme. C’est peut-être le seul moment du disque, d’ailleurs, où l’on a le sentiment que Godspeed force la note en voulant créer de l’effet.
Le troisième morceau, Fam/Famine, joue un peu le rôle du mouvement lent dans un concerto, construit autour d’une simple ligne au violon, dans une métrique irrégulière en 7/4. Certains n’y verront qu’un intermède qui fait le pont entre les deux longues pièces de l’album, mais ce serait alors le confondre avec les drones qui jouaient un peu le même rôle sur Allelujah! Don’t Bend! Ascend et Asunder, Sweet and Other Distress, alors que son pouvoir expressif est beaucoup plus grand.
Enfin, Anthem For No State clôt le programme de façon grandiose et intense. Elle aussi divisée en trois parties, elle constitue la pièce la plus noire de ce Luciferian Towers. Son sous-texte politique ne laisse d’ailleurs planer aucun doute, comme le stipule la pochette de l’album : « Le Kanada, vidé de ses minéraux et de son pétrole sale, vidé de ses arbres et de son eau, paralysé, se noyant dans une flaque, couvert de fourmis. L’océan s’en fout parce qu’il se sait mourant lui aussi. »
C’est du pur Godspeed, et ceux et celles que la formule agace auront encore matière à dire que le groupe peine à se renouveler. En cela, le collectif se retrouve dans une position intenable. Ayant développé une signature sonore si unique, il lui est presque impossible de proposer quelque chose de radicalement différent. Comme l’a déjà écrit Mark Richardson, du magazine Pitchfork : « Le changement n’est pas la façon de faire de Godspeed, mais à l’inverse, et malgré le fait qu’il compte plusieurs imitateurs, il n’y a rien d’autre qui sonne comme ça dans le paysage musical ».
Parce qu’il témoigne d’une riche cohérence dans sa trame instrumentale, parce qu’il évite certaines répétitions qui tournent parfois à vide, et surtout parce qu’il conjugue une étonnante beauté malgré son pessimisme sur l’état de notre monde, Luciferian Towers constitue le meilleur album de Godspeed depuis son retour des limbes en 2012, et je dirais même le meilleur depuis Lift Your Skinny Fists…
Ici, je serais presque tenté d’invoquer Nietzsche, pour qui le mythe de la tragédie tenait en cette opposition entre le dieu grec Dionysos, symbole du chaos et de nos instincts primitifs, et le dieu Apollon, symbole de la beauté et de sa représentation. Il y a un peu de ça chez Godspeed : une sorte de beauté terrible qui émerge du chaos et d’une certaine dissonance. Bon, il est aussi question du démembrement de Dionysos dans la théorie de Nietzsche… Mais ça, c’est une autre histoire!
MA NOTE: 8,5/10
Godspeed You! Black Emperor
Luciferian Towers
Constellation
44 minutes