Critiques

Thom Yorke

Suspiria

  • XL Recordings
  • 2018
  • 78 minutes
6,5

Thom Yorke est probablement l’un des musiciens vivant aujourd’hui ayant eu le plus d’influence sur la musique pop du XXIe siècle. En plus de son travail monumental auprès de Radiohead (et, digne d’être mentionné, auprès d’Atoms for Peace), il a sous son chapeau deux albums solos pour lesquels l’auteur-compositeur-interprète n’a pas à rougir — surtout dans le cas de The Eraser, qui fait partie de mes petits classiques. Or, depuis quelque temps, la rumeur court qu’à la fois Yorke et son groupe se ramollissent, qu’ils ont perdu la fougue qui a donné la vie à Kid A (et au streaming, du même fait)… Eh bien, si cette mollesse n’était jusqu’à maintenant qu’intellectuelle à mon avis, la trame sonore de Suspiria la porte à l’esthétique.

Avant tout, je dois préciser que je n’ai pas vu le « nouveau » Suspiria de Guadagnino. Je considère qu’un album est une œuvre autosuffisante, et que si la trame d’un film ne peut pas s’en affranchir, elle ne le devrait pas — autrement, mon petit doigt me signale : « Passe de cash! Droit devant! »

Suspiria, c’est à la base un film de Dario Argento dont la trame a été composée par Goblin. On était avec eux dans un creepy très explicite (chansons chuchotées, râles et soupirs anxiogènes, etc.), mais aussi prog/fusion, ce qui donne une couleur très particulière au film, une fois vu avec les lunettes du temps. La récente reprise de Luca Guadagnino, elle, semble s’inscrire dans une vision beaucoup plus léchée et moins mystique du film d’horreur, et Yorke va dans un sens similaire pour sa bande-son. Il fait beaucoup de références à celle de Goblin, certaines explicites, d’autres moins, mais toutes sont encapsulées dans une esthétique évidemment beaucoup plus électronique, souvent lo-fi. À ce niveau, je me demande à quel point le film, réalisé avec les partitions en main, inspire une cohérence avec ce dernier…

Quand on se concentre sur l’oeuvre musicale en elle-même et que l’on connaît un minimum les standards du compositeur, on se rend vite compte que ce double album a plus en commun avec une compilation qu’avec un disque. Les causes peuvent être multiples; l’ordre des pièces, le travail mis à lier ces dernières, la disparité du matériel, etc. Dans ce cas-ci, dans la mesure où ce qui semble être la « finale » de l’album, Suspirium Finale, est suivi de cinq pièces très hermétiques qui ressemblent plus à du matériau qu’à des pièces, c’est probablement que l’album n’était tout simplement pas vu comme tel par son créateur. Et ça déteint dans la musique; certaines pistes comme Klemperer Walks, The Conjuring of Anke, Unmade ou Volk manquent cruellement du perfectionnisme que Yorke apposait à ses œuvres auparavant. La synthèse sur la première, l’harmonie dans la deuxième et dans Unmade ainsi que l’arrivée de la batterie en fondu précipité dans Volk ne sont que quelques éléments brouillons que Yorke, j’en suis certain, ne laisserait pas passer en temps normal.

Autre que le perfectionnisme, il y a aussi l’originalité; les pièces plus singer-songwriter qu’il s’est vraisemblablement forcé à introduire sont incomparables à celles qu’on le sait capable d’écrire. Ce qui est un peu fâcheux, c’est que pour certaines d’entre elles, la réponse est dans l’album. Suspirium, par exemple, est trop clean à mon goût. Alors que tout l’album est bruitiste et digital, le petit duo piano-voix, lui, est plat, presque fonctionnel. The Epilogue, la dernière piste, contient tous les éléments nécessaires pour retrouver cette cohérence! Il utilise le même matériau, mais il l’intègre parfaitement à l’univers de l’album. Mais je suppose que ça n’aurait pas été aussi vendeur qu’une chansonnette un peu insipide auprès des avides fans de Creep.

Je me dois de finir sur une note plus positive; je suis très critique avec lui parce que je crois savoir qu’il est capable de mieux faire — ou plutôt parce qu’il a à maintes reprises beaucoup mieux fait. Par contre, je peux réduire l’album à ses faiblesses, car il a aussi beaucoup de forces. L’atmosphère est réussie, l’intégration des effets sonores dans The Hooks est une bonne introduction à l’univers, Open Again, genre de mélange littéral entre Parmegiani et Half Moon Run, est assez géniale, les influences de Morricone et de Pierre Henry, bien que mal prises en charge, leur rendent hommage à plusieurs égards, et l’utilisation de certains leitmotive est judicieuse et procure une cohésion nécessaire au tout. Alors non, ce n’est pas un album raté, mais ne je peux m’empêcher, en l’écoutant, de questionner plein de petits éléments vraisemblablement négligés qui lui mettent des bâtons dans les roues. Ce n’est pas un mauvais album, mais il met plus de pain sur la table qu’il enrichit sa discographie, disons.

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