Critiques

Tanya Tagaq

Tongues

  • Six Shooter Records
  • 2022
  • 35 minutes
8
Le meilleur de lca

Les langues, c’est le thème du nouvel album de l’artiste inuite Tanya Tagaq. Celles qu’on tente de faire oublier, mais aussi celles qui se délient pour réclamer justice et réparation. Sur disque, ça donne une œuvre à la fois abrasive et nécessaire, exprimant la colère sur des musiques électroniques expérimentales dont l’étrangeté apparaît en parfaite adéquation avec le propos, malheureusement brûlant d’actualité.

Même si elle fait carrière depuis déjà 20 ans, c’est avec son album Animism en 2014 que Tanya Tagaq a été révélée au monde. Lauréat du prix Polaris, ce disque demeure une œuvre d’une remarquable pertinence, et sans aucun doute le sommet créatif de Tagaq, parfaite communion entre la tradition du chant de gorge, élément fondamental de la culture inuite, et la musique populaire dite « occidentale », représentée par de puissants arrangements et des orchestrations étoffées.

Pour Tongues, Tagaq s’est inspirée de ses propres mots, ceux de son premier roman Split Tooth, qu’elle a choisi de mettre en musique. Campé au Nunavut dans les années 70, le roman mêlait réalisme et fantastique pour raconter le destin d’une jeune femme dans un monde rempli de douleur et d’intimidation, mais également d’espoir. Dédié aux victimes des pensionnats et aux femmes autochtones disparues, le récit offrait aussi une fenêtre sur la réalité actuelle des peuples autochtones au pays.

De ce roman, Tagaq a gardé des thèmes universels, comme la maternité, la perte des origines et les ravages de la colonisation en plus de s’en tenir à des formules-chocs qui transforment des dialogues en véritable poésie. Sur la chanson-titre, elle plaide pour la survie des nombreuses langues autochtones, celles qu’on a tenté de faire oublier au gré de décennies d’assimilation : 

« They took our tongues

They tried to take our tongues

We lost our language

And we didn’t

Inuuvunga ».

– Tongues

D’autres titres sont construits autour d’une seule phrase dont la répétition devient un acte de résistance, comme dans la puissante Colonizer, qui vient ici en deux versions, mais dont toute l’essence est contenue dans ces quelques mots : « You colonizer / Oh you’re guilty ». La voix multiforme de Tagaq lui permet aussi de jouer sur plusieurs niveaux d’émotion en même temps, comme dans Teeth Agape, où les vers « I will sharpen my claws / Bare my teeth » prennent un sens différent selon qu’elle nous les chuchote à l’oreille ou qu’elle les transforme en un puissant cri primal.

Musicalement, Tongues est un objet un peu plus difficile à saisir qu’Animism et que le précédent Retribution (2016), qui misait davantage sur le pouvoir des mélodies. Ici, l’accent est souvent mis sur les rythmiques, parfois d’inspiration hip-hop (Tongues), techno (In Me) ou même rock industriel (Colonizer). Les orchestrations sont assez discrètes, ce qui donne un côté plus brut à l’ensemble, tandis que la basse et la lourde pulsation nous frappent en plein cœur. Au final, il en résulte une œuvre un peu plus froide, qui évacue toute sensualité au profit d’un son plus mécanique.

Le choix d’une esthétique plus dépouillée présente des avantages certains, dont celui de concentrer l’attention sur le message. Jamais auparavant n’a-t-elle exprimé les espoirs et les exaspérations de son peuple avec autant de clarté. Ça renforce aussi le contraste avec un morceau comme Earth Monster, une ode à sa fille de 18 ans, qui offre un répit en fin de parcours grâce à son aspect davantage éthéré.

Même s’il n’atteint pas la grandeur d’Animism, Tongues s’avère un ajout essentiel à la discographie de Tanya Tagaq. Son côté plus viscéral est par ailleurs renforcé par la réalisation signée Saul Williams, qui a notamment travaillé avec Nine Inch Nails dans le passé. Une œuvre coup-de-poing… parce qu’on en a grand besoin.