Critiques

Moses Sumney

græ

  • Jagjaguwar Records
  • 2020
  • 66 minutes
8
Le meilleur de lca

Il n’est pas impossible que vous ayez pris connaissance du nouveau Moses Sumney il y a quelque temps déjà. La première partie de l’album double grae a été dévoilée fin février, en plus d’un ou deux simples qui devaient figurer dans la deuxième partie. Trois mois plus tard, nous voici avec l’œuvre entière, et si les pièces récemment sorties ne changent pas radicalement le regard qu’on avait pu jeter sur la grosse portion de grae accessible jusque-là, elles viennent confirmer la valeur de l’ensemble.

Déjà remarqué dans le monde de l’indie avec son très bon Aromanticism, paru en 2017 sur Jagjaguwar (Bon Iver, Angel Olsen), Moses Sumney se montre ambitieux sur grae. On peut voir ce deuxième album comme une véritable affirmation esthétique. L’artiste renoue avec les ambiances languissantes et raffinées d’Aromanticism, couronnées par son falsetto caractéristique, tout en élargissant son spectre musical. Avec grae, Sumney s’impose comme un artiste profond et imaginatif, capable de se réinventer sur un album deux fois plus long que le précédent.

Pas tout à fait soul, la musique de Sumney flirte avec différents genres sans se ranger clairement dans aucun d’entre eux : sensualité soul, oui, mais aussi percussions et textures électroniques diverses, orchestration de musique de chambre, néo-folk, ou encore gospel. Et les idées musicales de grae, même si elles sont hétéroclites sur papier, sont tout à fait cohérentes. De la dépouillée Polly, centrée sur la voix fragile de Sumney et un picking simple à la guitare acoustique, à l’opaque Me in 20 Years, dont l’atmosphère saturée et envoûtante rappelle FKA Twigs, Sumney se montre capable d’unir des pièces variées et étoffées en gardant une même orientation artistique.

Encore une fois, les thèmes explorés sont très personnels. Des préoccupations romantiques sur Aromanticism, on passe au questionnement identitaire sur grae. Dans l’interlude « also also also and and », une voix féminine répète « I insist on my right to be multiple ». Ces mots, peut-être la prémisse de l’œuvre s’il y a lieu, expriment la volonté de l’artiste de défier les catégories, qu’il juge réductrices et même opprimantes, notamment pour les afro-américains. À cet égard, le commentaire de boxes est éloquent :

I truly believe that people who define you control you
And the most significant thing that any person can do
But especially black women and men
Is to think about who gave them their definitions
And rewrite those definitions for themselves

boxes

Il y a aussi l’isolement, qui figurait déjà en toile de fond d’Aromanticism. Les interludes parlés, qui mettent en vedette les écrivaines Ayesha K. Faines et Taiye Selasi, explicitent le sentiment d’esseulement qui habite Sumney. Même lorsque les paroles donnent ailleurs, le ton douloureux de Sumney et les atmosphères toujours un peu distantes, toujours un peu incertaines, respirent la solitude. Cela dit, le tout tend davantage vers la contemplation que vers la souffrance complaisante. Parfois détaché, comme sur l’étrange Two Dogs qui raconte anecdotiquement la mort de ses chiens, Sumney navigue dans une zone grise où les états sont confondus, et où les nuances sont multiples. Il s’agit d’écouter Cut Me, rien de moins qu’un hymne au masochisme sur un air soul jubilatoire.

La musique et les textes de Moses Sumney, harmonisés avec brio, convainquent par une sobriété, une grâce poétique, qui enveloppent tranquillement sans submerger. La charge émotionnelle de grae ne nous est pas jetée en plein visage, mais nous pénètre la peau comme ce rayon de soleil tiède qui perce un ciel grisâtre d’avril et qui, par sa délicatesse, est d’autant plus emballant. Sans aucun doute, grae s’inscrit parfaitement dans l’air du temps.

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