Kamasi Washington
Heaven and Earth
- Young Turks
- 2018
- 145 minutes
Trois ans après avoir sorti le mastodonte The Epic, Kamasi Washington nous revient avec un projet similaire autant en taille qu’en style, Heaven and Earth. Le double album de 2 h 25 min plonge davantage dans la dimension orchestrale et maximaliste de la composition du saxophoniste originaire de Los Angeles, dimension qui va plus chercher dans l’esthétique de Change of the Guard, ou encore Integrity et Truth, les deux dernières pièces de son dernier EP, Harmony of Difference.
Certains vecteurs dirigent l’album dans un sens commun, ou plutôt le restreignent à un certain site, comme justement le caractère grandiose et épique de ses compositions, ou le maximalisme de la section rythmique dans l’album — la quasi-totalité de l’album est tapissée des croches ou même des doubles jouées par les multiples percussionnistes. Ça ne donne pas un album monotone, mais je questionne le « stunt » compositionnel dans certaines parties de Tiffakonkae ou Journey par exemple, qui souffrent un peu de cette frénésie. Des fois, j’ai l’impression, et j’ai eu la même quand je l’ai vu au Métropolis, que Kamasi a beaucoup trop d’amis et qu’il ne se permet pas de les retenir un peu quand c’est nécessaire.
Parce que somme toute, c’est ça la musique de Kamasi; une grosse communauté qui improvise ensemble… et advienne que pourra. Sa musique est exactement à l’image de lui-même qui, sur scène, présente ses musiciens a priori comme ses vieux amis d’enfance.
Le caractère « jammé » des compositions laisse peu de place à l’évolution de celles-ci par l’entremise d’autres procédés que le ping-pong de solos. Ceci va de pair avec mon point ci-haut, dans la mesure où si la percussion est maximaliste et qu’il n’y a pas beaucoup de contrastes, son caractère maximaliste est à la fois amplifié et relayé à l’arrière-plan à la longue. Je ne serais pas prêt à dire que ça nuit à l’album, mais plutôt que ça crée parfois, du moins pour moi, une volonté inassouvie d’évolution. Je remarque paradoxalement ce caractère aux moments précis où il y a une évolution; un exemple très clair est la petite variation par le piano du riff de Hub-Tones qui succède directement au solo de batterie (vers la 8e minute). Le staccato qui devient legato couplé avec la « réharmonisation » me semblait être une excellente façon d’amener la pièce beaucoup plus loin, mais le tout ne dure que deux ou trois répétitions. C’est ici l’une des diverses itérations de la « sous-écriture » de l’album, mais c’est aussi la preuve du triste fait qu’il aurait pu tirer beaucoup plus de jus de ses ostinatos.
Et par plus de jus, je n’entends pas que l’album n’est pas assez long. Je déplore, au contraire, que la seule raison de la longueur de l’album soit la succession inlassable des solos, et ce, souvent sans que le fond change considérablement. J’en tire donc la conclusion que l’album est en fait la cristallisation de 16 énormes jams orchestraux relativement bien organisés comme prétexte pour surligner des performances solistes. Jusque là tout va bien… mais est-ce que les solos en valent la peine? Quant à moi, pas vraiment. La majorité des solos sont pauvres en subtilité de par leur richesse technique. Ils ne recèlent pas ou très peu d’exploration; Street Fighter avec son gros synthé juteux et Connexions avec la guitare pointilliste et le solo d’un synth quasi guitaristique sont deux des rares pièces faisant entendre une quelconque recherche à ce niveau. Et je ne vous parle pas du vocodeur cheap à la Daft Punk sur Vi Lua Vi Sol… Bien sûr, les textures « macroscopiques », c’est-à-dire celles qu’engendre l’orchestre en entier, sont travaillées (on n’a qu’à penser aux choeurs, qui viennent de temps en temps ajouter une grosse couche lisse à l’ensemble bosselé), mais elles sont statiques et souvent sans relief.
Normalement, je ne critique pas les textes d’un album, parce que ce serait la job d’un critique littéraire, mais ici, je ne peux pas taire le fait qu’elles dégoulinent de gros fromage jaune gluant. Voici un exemple parmi quelques autres de paroles rouleuses d’yeux en série, tiré de Journey :
Life and love, and peace in my heart
Hallelujah
Joyce brings in every day a brand new start […]
Je ne suis pas certain de l’exactitude de ma transcription, mais je suis certain d’avoir les yeux qui « rotatent » en maudit. Et j’omets avec minutie l’interprétation chancelante qui amplifie mon désintérêt. Je suis totalement conscient que ce sont des paroles religieuses tributaires de la tradition gospel, l’orgue qui accompagne la voix en témoigne d’ailleurs, mais ça ne m’empêche pas de les trouver insipides.
Alors malgré tous les points positifs que recèle cet album, malgré l’authenticité de sa sonorité et l’excentricité de l’orchestration qui la soutient, et malgré que Kamasi a utilisé tous les atouts du studio moderne pour permettre ces orchestrations denses, il a selon moi frappé une impasse avec cet album. Non pas parce qu’il est mauvais en soi, certaines compositions comme One of One sont même très intéressantes, mais parce qu’il ne semble aller nulle part, parce que la densité de l’orchestration semble écarter l’écoute et la symbiose entre les musiciens, parce que Kamasi ne me semble pas savoir où il s’en va quand il est entouré d’autant de ses amis. Aussi parce que le saxophoniste lui-même ne donne pas une performance si géniale que ça — du moins pas aussi bonne que dans The Epic. En dépit de l’intérêt que Heaven and Earth suscite pour nombre de ses différentes pièces, la machine manque surtout d’huile et de polissage.