Critiques

JPEGMAFIA

All My Heroes are Cornballs

  • Indépendant
  • 2019
  • 46 minutes
8
Le meilleur de lca

C’est une chose délicate que de penser critiquement à l’oeuvre sans scrupules, à l’oeuvre véhémente et hyperbolique de JPEGMAFIA. Entre autres reconnu pour ses excès politiques, tantôt enfantins (citons en exemple l’intro de la deuxième piste sur Communist Slow Jams, récitée placidement par une voix machinale; « I used to be into dope. Now I’m into racism. »), tantôt réfléchis et corrosifs, comme le freestyle Once They Build a Starbucks It’s Ova, le vétéran ne rend la vie de personne facile. Cinglant autant avec la droite que la gauche, le métal que le rap, avec les croyants et les athées, à la fois anti-gun et amoureux de son rifle; du noir au blanc, il dénonce jusqu’au gris. Et il n’a résolument pas fini de nous lancer ces aphorismes sauvages et aussi radicaux qu’efficaces.

En fait, sur son quatrième et dernier LP, All My Heroes are Cornballs, les textes se permettent davantage le multiple et le sincère. Alors que ses trois premiers albums conservaient rigoureusement cette image endurcie de provocateur politique, cette dernière œuvre se fraye un chemin vers une perception plus personnelle du monde qui pousse par moments jusqu’au côté vulnérable de Hendricks. Classique développement de l’artiste à personnage, certains diront…

Par contre, pour soutenir tout ça, la réalisation de l’album renchérit efficacement sur cette vision du monde; elle gagne aussi en personnalité par rapport à Veteran (alors que ce dernier avait déjà fait un grand pas dans cette direction par rapport à ses deux prédécesseurs) en se morcelant, réflexive à son tour, sur les pratiques sonores desquelles elle émerge. En fait, le rappeur et réalisateur originaire de Baltimore pousse son plus court album à date, aux frontières de cette approche de collage, de grande vitesse et d’autoréflexion. L’oeuvre est de près parente avec la mixtape, empilant en une « formless piece of audio1 » des pistes pourtant intéressées évolutives — tout en restant résolument scalaires. Et donc, comme prévu, l’écoute de l’album ne procure aucun sentiment de tout, ne fait miroiter aucune tentative de cohésion. Si, par contre, c’était déjà une petite faiblesse sur Veteran, il a certainement perdu certains Marios (c’est ainsi qu’il réfère à ses fans sur Keenan Vs Kel).

Il y a beaucoup de correspondances de flow et de production entre AMHAC et Veteran, comme pour confirmer que les deux albums font partie d’une même phase de la carrière du rappeur. On conserve par exemple les contre-gestes de compression exagérée et les coupures abruptes, presque compulsives, qui attaquent sans avertir. Ici encore, mais même davantage, la voix prend place dans l’orchestre; elle subit les fougues de la production, qui la rend parfois presque inintelligible.

Certaines des différences entre les deux albums sont dues à une autodérision grandissante, et ne jouent pas toutes en sa faveur. Un de ces changements des plus frappants est la plus grande présence d’autotune, et surtout, son usage madrigaliste et cynique — il s’en sert par exemple pour amener les points de vues auxquels il s’oppose. Malheureusement, les mélodies manquent un peu de punch, jusqu’à jongler avec une harmonie complètement déglinguée, comme sur Lifes Hard, Here’s a Song About Sorrel; il semble avoir perdu un peu de cette qualité d’écriture qui le rendait si intéressant, entre autres sur l’accrocheuse Thug Tears. Ça ainsi que plusieurs laisser-aller je-m’en-foutistes de production nous laissent donc encore avec un album inconsistant, où certaines longueurs nous font regretter les nombreux moments de génie que Peggy continue à livrer.

AMHAC fait voir aussi une diversification de la palette sonore du rappeur, intégrant davantage de sonorités propres aux jeux vidéo, au vaporwave et à la pop. Et même par rapport à Veteran, l’apport de la production rivalise avec celle des textes! Les pièces laissent beaucoup de place aux introductions, aux interludes, et beaucoup changent d’angle complètement et de façon drastique, souvent même plusieurs fois sur une même piste. C’est une forme assez inusitée pour un album de rap, quasi compilation qui se soustrait assez efficacement à la tentation du cohésif, et qui garde à la fois la signature JPEG et un edge rafraîchissant. Et sa réalisation lo-fi, punk et crasseuse, n’a pas perdu une once de souffle. Si, par contre, la pente sournoise de l’autodérision et de la désinvolture poursuit son chemin à travers l’oeuvre de Peggy, mener son esthétique jusqu’à ce vers quoi elle tend — soit l’émancipation de la musique par rapport au texte, l’utilisation de « madrigalismes » apportant de la profondeur, les réflexions musicales, les textes abrasifs ne se résumant pas qu’à l’exagération — n’est pas chose faite. Peut-être n’arrivera-t-il jamais à hisser son foisonnement par delà des nuages étroits du monde dans lequel il crée, mais il n’en demeure pas moins que cet album est, à plusieurs égards, un très grand pas dans la bonne direction.

1: description de son album sur Bandcamp.

 

 

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