Floating Points + Pharoah Sanders
Promises
- Luaka Bop
- 2021
- 47 minutes
La musique a commencé à prendre une part vraiment importante dans ma vie, comme plusieurs, à l’adolescence. Tout le monde y trouve alors une façon de se définir, se trouve de nouvelles idoles et se bâtit peu à peu une personnalité au travers de ses écoutes et ses découvertes. Dans mon cas, la musique a rapidement pris une part plus grande, cela dit. Je suis affecté par divers désordres mentaux et j’ai énormément de difficultés avec le silence en général. J’éprouve des difficultés à ressentir des émotions réelles, ayant souvent l’impression de ne tout vivre qu’à cause de ces mêmes désordres. La musique me sert donc souvent d’échappatoire avec lequel je peux mieux éviter certains facteurs de stress ou mieux réguler mes sautes d’humeur.
On pourrait facilement qualifier le tout d’évitement et je serais bien à l’aise avec cette affirmation par ailleurs. La musique aura tout de même continué de prendre une place de plus en plus grande dans ma vie. J’ai même redirigé mes études universitaires en musicologie. J’ai sacrifié plusieurs projets pour me livrer corps et âme dans la production radiophonique et la critique musicale, bien souvent bénévolement. Aujourd’hui, je suis directeur musical d’une station de radio, j’organise des festivals de musique et je suis aussi gérant d’artistes et booker à mon compte.
Je consomme énormément de musique et en continue. Dans une journée normale, j’écoute mon Spotify et mon iTunes environ de dix à douze heures. Mes écoutes sont majoritairement axées vers des nouveautés et des découvertes. À la longue, je deviens un peu blasé et il m’en faut de plus en plus pour être réellement surpris.
Pourtant, à ma première écoute de Promises, toutes ces considérations qui orientent presque l’entièreté de ma vie depuis des années ont pris le bord presque instantanément. Bien honnêtement, je n’avais jamais entendu quoi que ce soit venant me chercher émotionnellement au point où cet album a réussi à le faire dès ses premières mesures. J’ai trouvé un plaisir fou à pleurer et sourire durant chacune de mes nombreuses écoutes.
Promises s’articule autour d’une collaboration entre le musicien électro anglais (aussi docteur en neurosciences épigénétiques à ses heures) Floating Points et la légende états-unienne du saxophone Pharoah Sanders, qui utilise pleinement la sagesse de ses 80 ans bien sonnés. L’homme est une légende, mais aussi l’un des secrets les mieux gardés du jazz américain, se distanciant le plus possible du feu des projecteurs. Pourtant, on l’a entendu abondamment dans les années 60 et 70 aux côtés de Sun Ra, John et Alice Coltrane ou encore Don Cherry, pour ne nommer que ceux-là. Et comme si ce n’était pas assez, l’Orchestre symphonique de Londres s’ajoute aux deux musiciens pour venir interpréter les partitions minimalistes composées par l’Anglais.
Le mot « minimaliste » est primordial. Il prend autant son sens premier que celui que lui auront accordé certains compositeurs contemporains aux États-Unis durant les années 60 et c’est le vecteur principal de cet album. Les neuf mouvements qui composent l’opus s’orientent autour de quelques notes de claviers, auxquelles vient s’ajouter le reste de l’ensemble. On les entend dès le début, puis de façon régulière un peu partout par la suite avant que le saxophone de l’illustre Sanders prenne une place de choix. Celle-ci ne durera pas longtemps par contre. Loin d’être un concours de popularité ou de virtuosité, l’album se distingue par la synergie enviable de chacune de ses composantes. Tous ont leur moment de gloire, mais sans jamais venir ternir ou enterrer le travail des autres.
Si la trame sonore de base a été composée à l’avance, Sanders, lui, ne se fie que sur son instinct et ses talents inégalables d’auditeur, jugeant à quels moments intervenir et à quels moments se taire. Il utilise toutes les composantes de son saxophone et même sa voix avec brio, mais surtout avec patience et un respect magnifique de l’environnement sonore qui l’accueille.
Vers le troisième mouvement, c’est maintenant Floating Points qui prend les devants, avec de subtiles lignes arpégées au synthétiseur, en maintenant toujours le même motif musical. Plus tard, il se paiera même quelques références à Mort Garson, mais sans jamais sortir de son propre cadre créatif. Au quatrième mouvement, c’est maintenant Pharoah Sanders qui se lance dans un scat déstabilisant qu’on n’aurait jamais vu venir, mais qui fonctionne très bien. Et par la suite, c’est la consécration. Les mouvements 6 et 7 sont d’une beauté à couper le souffle. Le genre de trucs qu’on n’a entendu que très rarement dans sa vie en matière de qualité de composition, et ça vient d’un passionné de musique classique.
Puis, silence. Je vous ai confié en début de critique avoir pas mal de difficultés avec ça en général dans ma vie, mais ce silence vient prendre un sens lourd et inébranlable. Sans assumer l’intention de Sam Shepherd dans sa composition, après maintenant plus d’un an de pandémie et d’annulation de concerts en tout genre, ce silence vient prendre — pour un public de 2021, cinq ans après le début de la conception de cet album — la place d’une foule qui aurait normalement applaudi à tout rompre devant la qualité de la performance exceptionnelle à laquelle elle aurait pu assister. On y ressent notre propre manque de concerts et de musique en direct. Ce sentiment est plus fort que jamais. Peu importe l’intention réelle, ce silence devient réellement magique, nous laissant respirer profondément juste avant une conclusion aussi douce que brève. C’est le seul moment de tout l’album où l’on sent réellement le temps passer, nous permettant de nous remettre un peu de toute la gamme d’émotions à travers laquelle on vient de passer.
Même le travail de sonorisation sur cet album est impressionnant. Enregistrer des orchestres n’est déjà pas une tâche facile, si on ajoute le souci de rendre justice à chacun des intervenants et aux nombreux appareils de Floating Points, ça relève du miracle. Pourtant, tout ici est au service de la douceur; les subtilités des arrangements et la beauté simple de l’art dans son état le plus vulnérable et dénudé. C’est à un véritable travail d’orfèvre auquel on assiste tout au long de ces 47 minutes.
Très peu d’œuvres auront autant réussi à me chambouler et me dérouter. Pour une trop rare fois dans ma vie, j’ai réussi à m’épargner cette étrange impression de ne vivre que des sensations synthétiques ou empruntées. Et c’est justement le but premier de l’art que de venir susciter tout cela, quoique l’on touche ici réellement au sublime, dans le sens que lui accorde traditionnellement l’esthétique. Ce monument de musique, qui aura su dérouter même les plus ardents mélomanes comme Gilles Peterson ou les critiques du réputé Quietus notamment, est probablement déjà l’une des plus grandes œuvres du 21e siècle. L’avenir me corrigera si j’ai tort, mais rarement aura-t-on l’occasion d’assister à des moments aussi simples, purs, somptueux et universellement magnifiques que ceux-là.