Einstürzende Neubauten
Rampen (apm : alien pop music)
- Potomak
- 2024
- 74 minutes
Einstürzende Neubauten. Le nom en soi pique la curiosité, et au-delà de la sonorité krautrock, on s’attend à une certaine quantité d’exploration et d’expérimentation sonore. Au grand bonheur de l’histoire de la musique expérimentale, c’est ce que le groupe légendaire allemand fait depuis 1980, enchaînant une douzaine d’albums studio ponctués d’une quantité non négligeable d’albums en direct, de compilations et de contenus disponibles en abonnement ou en financement participatif. Après plus de quarante ans d’activité, le groupe a énormément contribué en pertinence artistique et évolué en langage musical, rappelant humblement comment faire de l’art sonore sans jamais tomber dans une formule prévisible.
Ça vient avec un (petit) effort pour se laisser entrer dans l’univers créatif du groupe, et heureusement à chaque fois ils nous le remettent au moins en double, en nous laissant sortir de là, fasciné par le niveau d’intégrité de leur processus artistique. Ils sont revenus en force au début du mois d’avril avec un treizième album, Rampen (APM : alien pop music). EN a conservé la même équipe que sur leur dernier album Alles in Allem (2020), avec les co-fondateurs Blixa Bargeld et N.U. Unruh, le bassiste Alexander Hacke ainsi que Jochen Arbeit et Rudolph Moser, à la guitare et aux percussions respectivement. Le groupe propose un des albums les plus homogènes et focalisés de leur carrière, cohérent et précis, comme une messe industrielle en quinze parties, dont l’engrenage passe du métallique et percussif à l’ambiant et mélodique. Il y a évidemment la voix et les textes du contremaître de cérémonie, Bargeld, qui nous raconte des contes sombres improvisés sur un ton solennel post-toute.
Wie lange noch? ouvre sur un battement percussif sur lequel le conteur déclame, accompagné de la guitare et de la basse. Le rythme se densifie et s’intensifie, la combinaison donne des frissons, comme un hymne qui se lève lentement jusqu’à ce que le grand maître s’exclame en finale dramatique. Le premier simple Ist Ist ouvre également sur un battement qui mène à une ligne de basse en support à la voix. Le thème développe une atmosphère bruitée, enchaînant les textures industrielles comme un déboulement, qui revient ensuite à l’ordre avec le duo à la basse et voix. Pestalozzi accentue l’effet de messe sonore en se déployant comme un grand crescendo harmonique, guidé par une recette de cuisine métaphorique de chef Bargeld.
Es könnte sein fait suite très doucement avec la voix chuchotée, la guitare et les percussions jouées de façon à ne pas déranger. À un certain moment, le titre est chanté en chœur et annonce un deuxième segment plus anxieux, qui se découd par la suite en filament de bruits. Before I Go continue dans l’atmosphère douce et anxieuse, en équilibre entre un rêve étrange et un cauchemar. Isso Isso remet le rythme à l’avant, avec les instruments inventés déplacés près de l’oreille, en contrepoids à d’autres placés plus loin, comme un scintillement lointain.
Rampen respire à travers neuf autres pièces immersives, et prend le temps de développer chacune d’elles avec un sentiment du moment présent. C’est que la totalité des pièces vient d’improvisations développées en direct durant les concerts des deux dernières années. Le savoir-faire du groupe a permis de conserver cette approche, d’autant plus que les pièces ont été enregistrées en groupe, avec peu ou pas de montage en postproduction.
C’est l’élément clé qui réunit toutes ces pièces, et crée un équilibre entre l’ambiance feutrée, nuancée et chuchotée et l’impact sans point de retour, saturé et strident comme le cri désincarné de Bargeld. Le contraste entre les deux états est magnifique, et le plaisir de retrouver EN en pleine forme vient avec une reconnaissance de vivre à la même époque qu’un des groupes les plus importants de la musique expérimentale.