Einstürzende Neubauten
Alles in Allem
- 44 minutes
Einstürzende Neubauten, littéralement effondrement de nouveaux bâtiments, est un groupe expérimental allemand qui a vu le jour en 1980, mené aujourd’hui par les co-fondateurs Blixa Bargeld et N.U. Unruh, le bassiste de longue date Alexander Hacke ainsi que Jochen Arbeit et Rudolph Moser, qui ont rejoint le trio en 1997. Le projet a pris d’assaut les ondes radiophoniques avec son esthétique industrielle construite à partir d’instruments fabriqués et d’objets trouvés, guidée par les paroles déclamées et les cris stridents de Bargeld. Né des cendres du bruitisme et du dadaïsme, enfant terrible du krautrock et du rock progressif, EN a d’abord publié cinq albums d’une intensité et d’une tension parfois insoutenables, surchargés d’un sentiment de déshumanisation, d’effondrement de l’humanité qui allait mené au magistral Haus der Lüge (1989).
La légende ne dit pas si la chute du mur de Berlin a résolu une partie de la tension musicale entretenue jusque là, mais à partir de Tabula Rasa (1993), EN a développé une fascination pour le silence, l’espace et les thèmes mélodiques. Une formule qui permettra à Bargeld de passer du manifestant au raconteur d’histoires, et au groupe de développer son arsenal artisanal qui mènera aux excellents Ende Neu (1996) et Silence is Sexy (2000). La numérisation du marché a fait passer EN en mode financement participatif, permettant aux amateurs du groupe de suivre la R&D durant des répétitions, d’avoir accès à des albums limités plus expérimentaux, de financer la production d’albums studio officiels et d’assister à des leçons de cuisine avec Blixa. C’est dans cet esprit que EN a publié Perpetuum Mobile (2004), Alles Wieder Offen (2007) et le tout nouveau Alles in Allem. Après quarante ans d’activité, il est difficile de qualifier à quel point nous sommes chanceux de pouvoir écouter un nouvel album de la bande de contremaîtres, qui jouent avec leurs machines à musique avec le même niveau de maîtrise et d’authenticité qu’il y a vingt ans.
Ten Grand Goldie ouvre sur un bruit qui tourne comme une hélice, créant une itération à partir de laquelle les percussions métalliques tribales et la basse électrique servent de mise en scène à Bargeld, qui prend possession de celle-ci en jouant le maître de cérémonie. Le mouvement s’arrête l’instant d’un échantillon de voix dont l’hallucination auditive nous fait entendre les mots Berlin et building à répétition. Ça repart vers le refrain, ponctuant les segments rythmiques avec les passages plus silencieux décorés d’un petit orgue portatif. Am Landwehrkanal commence plus doucement aux percussions de bois, et prend forme à partir d’une boucle à la basse électrique au-dessus de laquelle le chanteur performe en duo. Les harmonies vocales créent un contraste avec le thème solitaire, accompagné par un phrasé mélancolique à l’accordéon. Möbliertes Lied continue calmement entre la trame atmosphérique et la balade sombre, en équilibre entre la voile musicale et le rythme des rames, créant un mouvement durant lequel Bargeld nous raconte comment il a rénové la chanson et transformé l’usagé en neuf. Très jolie pièce, bien meublée.
Zivilisatorisches Missgeschick démarre de façon percussive, laissant les objets métalliques réverbérer dans la pièce jusqu’à ce qu’un bourdonnement électrique serve de rampe de lancement à un frottement superbement bien saturé, comme une alerte de sécurité précédant un bombardement. Ça passe à une section presque silencieuse pendant laquelle Bargeld nous informe qu’ils ne vivent plus ici depuis longtemps, profitant de l’espace pour expérimenter vocalement en compagnie d’un orgue monophonique. Taschen avance rythmiquement comme un battement de cœur monté à partir de bruits de pas. Une boucle mélodique aux cloches et un vent légèrement dramatique aux cordes servent de trame de fond au thème de l’attente véhiculé par Bargeld. Seven Screws prend la direction de la balade rock 50s, montant une boucle mélodique à partir de la basse électrique, du piano et des percussions. Le motif prend un grand souffle aux cordes, générant un crescendo qui culmine triomphalement sur un adorable toc métallique, pour redescendre ensuite au couplet suivant. La pièce-titre dissone pendant un moment, mêlant l’orgue, les cloches et les bruits oscillants jusqu’à ce qu’ils mènent ensemble à la ligne mélodique à l’harmonium. L’atmosphère mélancolique est alourdie par la basse électrique, mais conserve quand même un certain groove avec la surface de métal brossée rythmiquement. Bargeld reste raisonnablement abstrait en témoignant sur le fait que tout est dans tout.
Grazer Damm va un peu plus loin dans une atmosphère dramatique, roulant sur un battement percussif marqué par la basse et la guitare électrique. La performance du chanteur et des musiciens développe le niveau de tension à un niveau captivant, hypnotisant, et supporte le thème intense de bombardement de quartier résidentiel à la perfection. La légendaire roue à vent ouvre Wedding comme un grand souffle, suivi d’un motif à la basse électrique accompagné de contretemps métalliques et du titre de la pièce répétée rythmiquement. Le rythme se densifie, épaissit par la guitare électrique, les cloches et l’orgue, comme un hymne aux églises de la ville. La basse électrique prend place à la base de Tempelhof, sur laquelle se construit une masse harmonique inspirée d’un ciel étoilé, décoré par la cloche et la harpe. Bargeld prend place au centre de la scène pour raconter une dernière histoire, avant d’aller se coucher. Un lieu où il est permis de s’évader, où il y a plein de portes à ouvrir. Le dernier son de cloche réverbère et on ressent la vibration redescendre doucement, comme s’il y avait eu une rencontre au sommet de la nuit avec l’esprit de Berlin.
Comme avec chaque album (studio) du groupe, le sentiment de changer d’espace-temps et d’être transporté dans une espèce de rituel post-industriel est renouvelé avec Alles in Allem. Bien que l’expérience auditive soit plus douce qu’à une certaine époque, on ressent tout de même la tension, retenue et calculée, qui sert à faire ressortir les contrastes entre la consonance et la dissonance, et l’équilibre très satisfaisant qui en résulte. Les textes sont composés selon une méthode aléatoire mélangée à du collage participatif, créant un niveau d’abstraction qui fait en sorte que certaines pièces restent ouvertes à l’interprétation. Les autres pièces renforcent le thème central relié à des événements et des lieux qui font partie de la vie de Berlin-Ouest, et par extension de celle de Einstürzende Neubauten.