Joe Jackson au Théâtre Maisonneuve : le retour du Joker
Le raconteur hors pair a survolé sa soirée comme s’il avait deux paires d’ailes.
À presque 65 ans, David Ian Jackson, au prénom de scène Joe, revenait en ville après son passage au Festival international de jazz de Montréal en 2016, sans le maillot de foot de sa ville natale, Portsmouth, Angleterre, qu’il avait mis bien en vue, accroché à son clavier Rolland RD-800. Un premier contact au FIJM avec l’artiste que plusieurs écoutent depuis ses premiers disques, Look Sharp! et I’m a Man, tous deux parus en 1979 en plein mouvement new-wave.
Pendant qu’Elvis Costello chantait Pump it Up et Watching the Detectives, Jackson répliquait avec Sunday Papers et Is She Really Going Out With Him (« Look over there! WHERE! » s’exclama le foule hier). Époque faste, on s’en souvient; The Knack, Flock of Seagulls, Soft Cell, Joe Jackson était loin d’être seul avec une cravate en cuir… Reste que, après l’album new-yorkais Night And Day de 1982 (le Night and Day II de 2000 n’a pas eu le même impact), il a été surtout énigmatique, voire insaisissable musicalement, un artiste quoi!
Hier soir, il était au sommet de sa singulière voix, reconnaissable entre mille, capable d’une mélancolie poignante pour ce concert qui relate quarante ans de carrière. La tournée s’intitule Four Decade. Quatre décennies de musiques aussi variées que pertinentes, de la new-wave au jump swing en passant par la musique classique et le soul urbain. Pas de classique hier comme son Symphony no.1 de 1999 ou de big band jazz comme Jumpin’ Jive de 1981.
Mais bon sang, quel formidable pianiste! Parfois latin, le rythme syncopé comme le son clave cubain sur Fool, pièce-titre du petit dernier, ou alors sur Stranger than Fiction (Laughter and Lust, 1991), c’était beau à entendre, parfois jazzy aussi, avec des mélodies qui appuient, mais jamais trop.
Avec les trois mêmes excellents musiciens qu’on a vu au FIJM, un batteur sensationnel, précis, percutant, Doug Yowell, sorte d’hybride entre Steve Gadd et Vinnie Colauita, une pieuvre qui ausculte ses fûts avec précision et ne perd jamais Jackson du regard, toujours exultant de bonheur. Un monstre, comme les deux susmentionnés. Et Teddy Kumpel à la guitare, avec son look de Dr. John, encore plus dégourdi et inventif que lors de la dernière escale, qui sert Jackson à merveille avec des notes climatiques et d’autres, plus incisives, le pied sur la pédale et Graham Maby à la basse, plus effacé, mais devenu star l’instant d’une cavalcade sur le glockenspiel durant Steppin’ Out, première chanson du rappel.
D’entrée, on est plongé dans un éclairage rouge tamisé pour Alchemy, première des quatre chansons de Fool jouées hier; son vingtième et nouveau disque paru en janvier dernier. Un lent départ où la silhouette de Jackson derrière ses deux claviers à l’extrémité gauche de la scène est à peine visible. Quatre nouvelles aussi joejacksonesques qu’on pouvait l’espérer, Fabulously Absolute, légèrement déjantée et la mélodique Strange Land, la meilleure à mon avis, où il parle des humains qui ne trouvent pas leur place dans ce monde. C’était envoyé avec un égal bonheur, surtout pour les musiciens qui jouaient des chansons toutes fraîches qu’ils ont eux-mêmes enregistrées.
Sur les vingt titres au programme hier incluant les trois au rappel, on a eu droit à deux covers qui ont offert de grandes émotions. Sur Rain, des Beatles, Jackson dira de son album du même nom paru en 2008 que sans pièce-titre, il en a piqué une du même nom. Dès qu’il s’est mis à chanter les premiers couplets comme Lennon l’a fait en 1966, c’était le contentement absolu. Les larmes, rien de moins. Puis dans King of the World de Steely Dan, nous fûmes estomaqués par la qualité d’exécution du groupe. Du jazz rock urbain dans tous ses intrigants détours, les harmonies vocales pile-poil, du grand calibre!
Bien sûr, on retiendra de cette soirée de retrouvailles, avec le grand auteur des instants de bonheur renouvelés, It’s Different for Girls, chanson qu’il nous refait avec un tel abandon qu’on dirait que Montréal est la seule ville de sa tournée! Ou quand il joue You Can’t Get What You Want (Until You Know What You Want) (pièce tirée de Body and Soul, 1984), avec son groove moelleux. Et avec la punk attitude et l’énergie juvénile de I’m a Man à la toute fin, le coup de rétroviseur était complet.
Au rappel, il amènera avec lui la petite boîte à rythmes qui servit à immortaliser Steppin’ Out en 1982, question de rendre hommage au petit Korg qu’il tient d’une seule main et qui a donné la cadence entraînante de son plus gros succès en carrière. Le public a adoré.