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Indochine au Stade de France le 21 mai 2022

Condenser 40 ans de carrière en une soirée est déjà un défi de taille, mais le faire sans tomber dans la ringardise ou la plate nostalgie relève de l’exploit olympique. C’est pourtant ce tour de force qu’Indochine a réussi le 21 mai au Stade de France alors qu’ils donnaient le coup d’envoi de leur Central Tour soulignant quatre décennies de musique, une rare longévité dans le domaine.

Le Stade de France était plein à craquer : plus de 98 000 fans, un record pour l’établissement d’ailleurs. Au centre du terrain, une scène circulaire surplombée par un gigantesque écran en cylindre qui permettra aux spectateurs assis dans les hauteurs de ne rien manquer du show. Une innovation technique notable, aucune grappe de haut-parleurs ou rampe d’éclairage ne vient gâcher la vue : les speakers sont cachés derrière l’écran! On ne peut qu’espérer que ce genre de prouesse technologique se répande. Ça tient de la magie, mais c’est aussi efficace qu’agréable pour les fans.

C’est une première partie relativement générique qui est assurée par Coach Party. L’enthousiasme de la jeune formation britannique ne se reflète malheureusement pas dans l’originalité des pièces, mais on peut quand même leur donner une chance, ils ont à peine un album de matériel à leur actif. Gardons-les à l’œil.

Après une petite pause, la bande à Sirkis fait enfin son entrée dans le Stade, accueillie en véritables héros par une foule survoltée. On se lance illico dans leur plus récent simple, Nos Célébrations, et la foule en liesse embarque avec un enthousiasme pas nécessairement surprenant, mais qui donne quand même un certain choc pour nous, habitués aux confinements et aux rassemblements intimes. Ce n’est pas un #petitparty.

Enchaînent les tubes de toutes les années, que ce soit Canary Bay, Punishment Park, ou même Les Tsars qui, si elle dénonçait jadis les faiseurs de « guerre froide », prend aujourd’hui une autre connotation. (La scène centrale s’est illuminée pendant un moment du bleu et jaune ukrainien.)

Indochine ne fait pas de musique engagée comme telle, mais n’est jamais non plus resté silencieux devant certaines injustices. L’écran central diffuse à un moment une rotation de drapeaux : l’arc-en-ciel de la Pride, celui de la fierté trans, puis le drapeau LGBTQ+ y figurent tout comme celui de l’Europe, de l’Ukraine et de la France, mais aussi de la Garde républicaine. La charge est symbolique, mais efficace. C’est un Nicola Sirkis ému qui interrompt le concert pour remercier les fans de leur patience, mais aussi spécifiquement les soignants qui sont au front depuis deux ans. Une fois le tonnerre d’applaudissements terminé, il en rajoute une couche pour demander « trente secondes de bruit pour l’Ukraine ».

Après quelques pièces plus tranquilles (Le baiser, qui a commencé avec une étonnante citation de Heroes de Bowie, puis Tes yeux noirs) et moins grand public (7000 danses), la foule s’est rassise un brin alors que Nicola annonce la pièce qui a reçu le plus de votes lors du sondage Facebook que le groupe a fait pour élaborer la setlist, qui changera d’ailleurs chaque soir : cette fois, c’est À l’assaut (des ombres sur l’O), un choix aussi amusant que surprenant qui ne réussit cependant pas à ranimer la foule qui s’est essoufflée un brin.

C’est alors qu’une Christine and the Queens, sapée en costume trois pièces, émerge de la scène pour 3SEX, la relecture du Troisième sexe lancée l’an passé sur les compilations rassemblant les simples du groupe depuis 40 ans. Je ne suis vraiment pas le plus grand amateur de C&TQ, mais force est d’admettre que son charisme et son énergie m’ont absolument conquis. À elle seule, elle a donné l’électrochoc requis pour que la soirée reprenne la vitesse de croisière instaurée au départ.

C’était le moment parfait pour enchaîner avec Alice et June, immense tube (IMMENSE!) éminemment dansant, puis Un été français dont la popularité m’a assez surpris; ce simple est passé plutôt inaperçu ici à l’époque, mais pour la foule présente c’était pratiquement comme si les Cowboys Fringants venaient de commencer En berne sur les Plaines d’Abraham. J’étais soufflé.

On enchaîne avec Trois nuits par semaine, où encore une fois toute la foule s’époumone comme s’il n’y avait pas de lendemain. Mais comment faire autrement?

Un medley s’ensuit : Des fleurs pour Salinger, Kissing My Song, Stef II puis Drugstar sont ainsi passées rapidement avant d’arriver à la seconde surprise de la soirée : la fille du défunt Stéphane Sirkis, Lou, et l’ancien saxophoniste du groupe, Dimitri Bodianski, montent sur scène pour se joindre à Dizzidence politik (fabadap bap!). Touchantes retrouvailles.

Les lumières s’éteignent et on sait déjà qu’un rappel s’en vient. Ce qu’on n’attendait pas, par contre, c’est qu’une fanfare complète fasse son chemin sur la scène! Il s’agit de l’Orchestre de la garde républicaine, venue apporter un soupçon de solennité à trois des chansons les plus joliment tristes du groupe : J’ai demandé à la lune – où je vous aurais mis au défi de trouver un seul œil sec dans la place, et il y en avait quand même 196 000), La vie est belle et Atomic Sky. Le chanteur d’opéra Philippe Jaroussky vient quant à lui entonner College Boy, mais pas avant que des témoignages vidéo de victimes de harcèlement scolaire soient diffusés sur le massif écran central. L’effet est foudroyant, tout comme celui de ces mots projetés à répétition en immenses lettres : « oui j’ai le droit ». Percutant.

Les lumières s’éteignent encore et une seule phrase est sur toutes les lèvres : qu’en est-il de Bob Morane? Évidemment que l’aventurier contre tous guerriers n’allait pas faire faux bond à cette soirée anniversaire, et, comme dans les belles années de La fin du monde est à 7 heures : tout le monde danse! La soirée se termine sur Karma Girls et une pyrotechnie-surprise lancée du haut du gargantuesque cylindre au centre du stade. On finit la soirée essoufflés, repus et heureux.

La scène centrale pose évidemment un certain défi de cohésion du groupe qui se partage les points cardinaux (exception faite du batteur qui, lui, tourne sur lui-même au milieu), mais le contact avec le public s’en trouve privilégié. Et c’est justement ce qui fait la force unique d’Indochine : ce ne sont pas les prouesses techniques musicales qui les ont fait durer, c’est ce lien d’amour profond et ce respect mutuel entre le groupe et ses fans. La foule samedi au Stade de France couvrait quatre ou cinq générations et tous y étaient avec la même passion.

On s’est tous sentis vaguement privilégiés d’avoir vécu cet immense moment de communion entre un groupe et son public qui aurait pu avoir l’air d’un concert d’adieu, n’eût été la dernière image projetée sur l’écran : un Nicola qui trace avec son doigt sur une vitre embuée les mots « Merci, on se retrouve en 2033 ».

Crédit photo: Laura Gilli