Pearl Jam
Ten
Parler de Ten, et de son 25e anniversaire n’est pas une chose facile. Et je ne parle pas que de la tâche que représente l’écriture d’un texte «hommage» ou «commémoratif».
Parce que parler de Ten, c’est parler du grunge naissant sur fond de mort, de perte d’innocence et de lutte contre ses démons. C’est aussi le prélude, le premier chapitre, d’une longue histoire qui nous a liés de près ou de loin aux cinq membres de l’incontournable groupe.
Et tout ça finalement ne serait jamais arrivé sans la mort d’Andy Wood, causant l’implosion de Mother Love Bone et forçant Stone Gossard et Jeff Ament à chercher un nouveau chanteur. Le reste est écrit dans le grand livre du rock n’ roll (nous ne reviendrons pas sur ces événements).
Stylistiquement, Ten a, bien sûr, instauré un genre vocal, mais le talent et les techniques (devrait-on dire prouesses) instrumentales du trio McCready, Gossard, Ament a donné à Pearl Jam un son unique, furieux, rageur, urgent et une crédibilité pour leur impressionnante exécution. On était loin du jeu erratique de Kurt Cobain (oups).
Mais c’est sur le plan lyrique que Ten a marqué une génération, en plus d’atteindre un niveau de cohérence conceptuelle et une intensité inégalée. Cet album a marqué au fer rouge une jeunesse qui voulait juste qu’on lui parle. Repassons les grands thèmes de Ten.
La colonne vertébrale de ce classique est ce qu’on appelle la «Momma Son Trilogy»: les trois premières chansons sur lesquelles Eddie Vedder a mis des paroles par-dessus les jams de Gossard, Ament et Mike McCready. Le chanteur avait retourné la faveur avec cette mention sur l’étiquette de la cassette comprenant ses enregistrements. C’est sur ces pièces – Alive, Once et Footsteps (le B-side de Jeremy) – qu’est déployé tout le narratif de Ten.
Le mensonge, la solitude, les souvenirs confus et dystopiques d’une enfance brisée, le viol, l’abus. Bref, c’est un délire oedipien en trois actes, muté en délire paranoïaque d’un enfant laissé à lui-même par une mère toxicomane et incestueuse, dans l’expectative d’un père absent (Alive), qui a grandi en meurtrier aux pulsions sexuelles incontrôlables (Once) et dont même le couloir de la mort ne pourra apaiser ses remords d’une vie dont il n’a jamais eu les commandes finalement (Footsteps).
Après avoir eu «le job» au sein du nouveau groupe de Gossard et associés, Eddie est rapatrié à Seattle et écrit la suite de Ten (et ses innombrables B-Sides) dans le même état d’esprit.
Jeremy est probablement le morceau de Ten où le message de Vedder est le plus saillant. En croisant deux faits divers – le suicide d’un jeune garçon, probablement autiste, devant d’autres écoliers, et le souvenir d’une fusillade survenue à son école, à San Diego -, Eddie rend claire et toute puissante la portée politique de son message: injuste est cette époque dans laquelle on laisse mourir ses enfants comme des adultes.
Tandis que Jeremy est la clé de l’univers lyrique de Vedder, Black, elle, annonce l’expressionnisme nostalgique du grunge. Black deviendra cette pièce que l’on retrouvera sur tant d’albums grunge et alternatif qui nous dit: «quand on n’est pas fâché, voici, au fond, comment on se sent». Et Black le fait avec une désarmante honnêteté (ce qui n’a pas toujours été le cas… pensons à, je ne sais pas, Creep de Radiohead).
Et Black brouille encore plus les cartes quant au message de Vedder. On a souvent tergiversé à savoir si, au final, le chanteur ne parlait pas de sa propre expérience, de sa vie, dans les pièces de Ten. Dans Jeremy ou dans Alive, se met-il en scène dans ces tragiques histoires? Au final, la question importe peu. Car avec Black, on en vient à comprendre que Ten n’est qu’une métaphore sur le monde qui a donné naissance et enlevé la vie à Andy Wood.
De l’océan (Oceans), pur, pouvant symboliser l’innocence, la naïveté, jusqu’au «jardin de pierres» (Garden), le cimetière, Ten est un essai parfait sur la vie et la mort au début des années 90.
Pearl Jam
Ten
AM Records
Paru le 24 août 1991
53 minutes