MUTEK 2024 | A/Visions 1
Le programme de la première soirée A/Visions proposait trois duos très différents l’un de l’autre, passant du noir et blanc obscure et bruité au multicolore harmonique pour terminer à quelque part entre les deux. La palette sonore et visuelle couvrait ainsi pas mal tout le spectre disponible aux oreilles et yeux.
Myriam Bleau et Nien Tzu Weng
Myriam Bleau et Nien Tzu Weng débutaient la soirée avec leur performance Second Self, inspirée par les travaux de la sociologue Sherry Turkle. En gros, elle a pris le Moi de Freud comme point de départ pour développer le concept de la multiplication du Moi une fois placé dans un contexte social. La technologie et les réseaux sociaux permettent de multiplier ces différentes itérations du Moi en fonction de la perception des autres, et brouille la frontière entre l’individu et son réseau.
Ce concept est représenté sur scène par cinq écrans verticaux assez grands pour servir de contrejour aux mouvements des deux artistes, combinés à une tablette placée devant le visage, comme un masque. L’interaction entre les deux suggère celle entre l’individu et la société, et les visuels abstraits sur les écrans, comme des ondulations fragmentées, génèrent un contraste réussi avec les moitiés de visage sur les tablettes.
Cela dit, la trame sonore contrastait également avec le concept, à savoir que la majorité de la performance sonnait comme une scie ronde qui sculpte un tuyau en fonte, en oscillant entre les basses lentes et les hautes rapides. Cette palette abrasive semble suggérer que la multiplication du Moi est un processus agressant et douloureux, comme si les réseaux sociaux sciaient la personnalité de chacun en lambeaux d’archétypes et de stéréotypes.
Curieusement, l’atmosphère de la performance faisait penser à une version en direct du jeu vidéo SOMA (2015), pour celles et ceux qui s’intéressent à de l’horreur immersif. Une première partie raisonnablement intense donc, qui avait le potentiel d’être réécoutée plus tard dans la soirée sous forme d’acouphènes.
.WAV Studio / Palindrome Codex
Le duo de Hong Kong formé de Cao Yuxi et Lau Hiu Kong faisait suite dans un tout autre registre avec leur performance audiovisuelle Palindrome Codex. Le titre fait référence au Carré Sator, duquel ressort les cinq palindromes Sator, Arepo, Tenet, Opera et Rotas.
Dans le contexte de l’œuvre, ceux-ci sont interprétés visuellement à travers des images générées par IA, et montées de manière à créer un flot évolutif constant qui se métamorphose d’un plan à l’autre. La séquence part d’un tourbillon dans un carré qui révèle successivement des lieux et objets, se développant en joyaux architecturaux ou passant d’une charrue à un train.
L’intégration de références culturelles asiatiques comme Godzilla ou Gundam complétait le cycle avec humour, et bouclait la boucle de la dimension fantastique apportée par la vidéo.
La trame sonore était tout aussi captivante avec son approche rythmique qui mettait en valeur les percussions asiatiques, sorte d’équilibre entre du tribal folklorique et une mélodie polyrythmique à la Steve Reich. L’effet le plus étonnant de la performance était ce sentiment de glisser circulairement dans un sablier, en suivant des points de repères temporels qui nous amènent chacun dans un moment présent éphémère.
Le seul bémol un peu technique est que la vidéo générée par IA comporte des propriétés qui peuvent donner l’impression de fixer un stroboscope avec des ouvre-paupières à la Clockwork Orange. L’exercice peut devenir musculairement exigent pour les yeux parce que le niveau de luminosité change vingt-quatre fois par seconde. Après quarante-minute, l’expérience peut laisser une sensation innovante au niveau de l’arcade sourcilière.
SYNSPECIES / ASBU
La troisième partie était assurée par le duo formé de l’espagnol Elías Merino et du slovane Tadej Droljc, qui nous ont offert la performance ASBU en direct. Le thème promettait la genèse d’un univers unique, mais celui-ci a plus ou moins pris forme, focalisant davantage sur une suite de tableaux abstraits.
Pourtant, les éléments de départ sont intéressants; une projection simili-laser qui interagit avec l’écran, sur lequel évolue une sorte de toile numérique. Le début annonçait de quoi de captivant avec la mise en place du quadrillage de la toile, et de l’animation de celle-ci comme un tissu. Mais une fois que la première ponctuation au noir est survenue, avec une durée interminable de plus de cinq secondes, la performance a semblé retourner au point de départ.
La trame sonore respirait entre l’abrasif et dissonant et l’ambiant caverneux, représentation très réussie d’une genèse sonore. Malheureusement cette réussite était parfois annulée par le fait qu’elle n’était pas bien synchronisée aux visuels, cessant subitement jusqu’à deux secondes avant que les visuels se terminent, pour engendrer un autre noir interminable. Une excellente idée de départ qui a besoin de plus temps pour évoluer à son plein potentiel.
Crédit photo: MUTEK